Une armée européenne dans quel cadre ? (3/5)
La défense européenne, telle qu’envisagée dans le Traité sur l’Union européenne (TUE), est affectée de nombreuses limitations destinées à ne pas la voir empiéter sur la défense collective instaurée dans le cadre de l’OTAN et à la cantonner dans le domaine intergouvernemental afin de préserver le pouvoir de décision des États membres.
Cet Éclairage fait partie d'une série de 5 textes rédigés par Frédéric Mauro et Olivier Jehin, sur le concept d’armée européenne. Ces textes traduisent l’opinion de leurs auteurs mais ne reflètent pas nécessairement les positions du GRIP. Le GRIP a décidé de les diffuser, en collaboration avec l’IRIS, en tant que contribution constructive au débat nécessaire sur l’avenir d’une défense européenne commune.
Parmi ces limitations, les plus importantes sont : la subordination de cette défense européenne, la « politique de sécurité et de défense commune » (PSDC), à la politique étrangère, la « politique étrangère et de sécurité commune » (PESC) ; l’absence d’institution susceptible de l’incarner de façon spécifique, comme par exemple un haut représentant pour la défense ; la limitation de son champ à la gestion de crises extérieures par des missions ou opérations militaires types déterminées à l’avance par le traité ; la règle de l’unanimité et l’impossibilité de financer des opérations militaires au travers du budget européen.
Dans ces conditions, la création d’une « armée européenne » au service d’une « défense commune » supposerait de modifier les traités, ou si cela s’avérait impossible, de s’en exonérer par des accords distincts. En fonction de ce que les États parties pourraient souhaiter, trois voies nous semblent envisageables.
1. La révision a minima du Traité sur l’Union européenne
Dans une perspective de réforme réduite visant à supprimer les verrous les plus importants, deux modifications pourraient être proposées.
La première modification devrait permettre le vote à la majorité qualifiée dans tous les domaines de la politique étrangère et de sécurité commune (titre V du TUE), y compris la PSDC.
Cela pourrait se faire de deux façons. La plus simple serait d’utiliser ce qu’il est convenu d’appeler la « clause passerelle » de l’article 48.7 du TUE. Cet article prévoit en effet que :
« Lorsque le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ou le titre V du présent traité prévoit que le Conseil statue à l'unanimité dans un domaine ou dans un cas déterminé, le Conseil européen peut adopter une décision autorisant le Conseil à statuer à la majorité qualifiée dans ce domaine ou dans ce cas. Le présent alinéa ne s'applique pas aux décisions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. »
La limitation posée par la dernière phrase de cet alinéa pose une exception, qui reprend mot pour mot la limitation posée par l’article 41.2. quant au financement des dépenses opérationnelles et, comme toutes les exceptions, doit être interprétée strictement. Il ne peut s’agir en effet de la totalité des dispositions relatives à la PSDC, mais seulement de celles ayant trait à des opérations extérieures (les dépenses opérationnelles résultant de décisions ayant des implications militaires) ou se traduisant par un soutien à des partenaires extérieurs en termes d’équipement ou de formation (les décisions dans le domaine de la défense). On peut imaginer par exemple d’appliquer cette clause passerelle aux décisions d’orientation prises dans le cadre de la coopération structurée permanente.
Quoiqu’il en en soit, le passage à la majorité, requérant d’être adopté à l’unanimité, il est peu probable que cette voie soit praticable dans la situation actuelle où de nombreux États membres ne veulent pas aller vers davantage d’intégration.
Si l’on veut que les décisions en matière de PSDC se prennent à la majorité qualifiée, la seule voie praticable serait donc de passer par une révision normale des traités, telle que prévue par l’article 48. Cela supposerait de réunir une conférence intergouvernementale voire une convention, afin de modifier le traité.
Là encore, il est fort peu probable que les États membres soient unanimement d’accord pour que les décisions en matière de PSDC soient prises à la majorité.
De la même façon qu’il semble totalement exclu au stade où nous en sommes de la construction européenne qu’ils se déclarent unanimement prêts à passer de la PSDC à la « défense commune » comme le prévoit l’article 42. 2. du TUE.
La seconde modification souhaitable a minima serait d’en finir une fois pour toutes avec l’article 41 du TUE. Cet article pose le principe que les dépenses en matière de politique de sécurité et de défense commune sont à la charge du budget de l’Union, à l’exception des « dépenses opérationnelles (…) afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense et des cas où le Conseil en décide autrement à l’unanimité ». Toutefois, il a fait l’objet de plusieurs interprétations extensives, consistant notamment à dire qu’il interdirait toute dépense militaire par l’Union européenne, ce qui est manifestement excessif et erroné. Pour lever cet obstacle, il y a lieu de le remplacer par : « Les dépenses entraînées par la mise en œuvre du présent chapitre sont à la charge du budget de l’Union. »
Une telle révision ne pourrait se faire que dans le cadre d’une révision normale du traité, prévue par l’article 48. 1. à 5. du TUE.
2. Une réforme d’ensemble des deux traités européens
Si les États membres souhaitaient progresser tous ensemble vers une intégration plus grande en matière de défense en accordant à l’Union des compétences plus larges en la matière, il faudrait commencer par réviser l’article 4. 2. du TUE qui prévoit que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Dans cette perspective, il faudrait au minimum remplacer l’adjectif qualificatif « nationale » par celui de « intérieure ». Cette position de principe adoptée, toutes sortes de modifications sont envisageables, dont certaines sont évoquées depuis fort longtemps.
La première serait d’en finir avec la subordination de la PSDC à la PESC en mettant en place un « ministre » européen de la défense susceptible d’incarner la défense européenne, d’en exécuter les décisions et d’en porter la responsabilité.
Nulle part au monde la défense est placée sous la responsabilité de la diplomatie. Ce sont deux bras bien distincts de l’action extérieure, de la même façon que le sont l’aide au développement et la politique commerciale qui elles aussi demeurent autonomes et ne sont pas placées sous la responsabilité de la diplomatie européenne.
En outre, l’expérience d’une dizaine d’années a montré que le cumul des compétences en matière de diplomatie et de défense était bien trop lourd pour être attribué à une seule personne, en l’occurrence le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité/vice-président de la Commission européenne (HR/VP).
La création d’un « ministre européen » ou Haut représentant chargé de la défense et la sécurité devrait logiquement entrainer la scission du Service européen pour l’action extérieure, dont seulement 23 % des personnels de ce service s’occupent des questions de défense.
Toute la question évidemment serait de savoir à qui rattacher ce « ministre » : au Conseil, à la Commission, ou bien aux deux à la fois selon le modèle du Haut représentant/vice-président (HR/VP) qui a été mis en place par le traité de Lisbonne.
Dix ans après la mise en place de l’institution HR/VP, cette architecture mi-chèvre
mi-chou est loin d’avoir prouvé son efficacité. Aux problèmes liés au recrutement des personnels s’ajoutent les limites des traités et les petits jeux diplomatiques des États membres.
Il serait sans doute préférable de rattacher la nouvelle institution chargée de la défense, ainsi que celle chargée de la politique extérieure auprès de la seule Commission, afin d’autoriser leur contrôle par le Parlement européen et de favoriser la prise de décision dans l’intérêt général européen.
Une seconde modification des traités qui pourrait être envisagée dans le cadre d’une réforme ambitieuse serait l’intégration de tous les instruments de financement de la défense dans un chapitre spécifique du budget de l’Union, afin d’identifier clairement la part du budget consacrée à la défense et de permettre un contrôle parlementaire des dépenses ainsi qu’un contrôle par la Cour des comptes européenne. Ce chapitre pourrait dans un premier temps regrouper les financements en cours de négociation du Fonds européen de défense (FED) et de la facilité européenne pour la paix.
Une telle modification devrait logiquement conduire à faire de la défense une politique à part entière de l’Union et à la faire passer du TUE dans le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) avec toutes les conséquences qui s’y rattachent, en particulier en termes de processus décisionnel (majorité qualifiée, comitologie). Mais elle pourrait aussi rester dans le cadre du TUE, avec la mise en place d’un budget propre, comme c’est le cas actuellement pour la PESC/PSDC. La question du FED devrait être alors réexaminée : soit il resterait dans le TFUE avec une base légale orientée sur la politique industrielle, soit il pourrait être intégré dans le TUE en modifiant sa base légale et en lui donnant clairement une finalité orientée vers le développement et l’acquisition de capacités de défense.
Enfin, toujours dans le cadre d’une réforme ambitieuse des traités, il serait souhaitable de considérer la possibilité pour l’Union d’acquérir en propre des capacités militaires, à l’instar de ce qui a été fait dans le domaine spatial avec la constellation de satellites Galileo. Ces capacités devraient être concentrées sur les infrastructures les plus onéreuses, telles que les réseaux de commandement et de contrôle, les radars fixes ou bien ce qu’il est convenu d’appeler dans le domaine militaire les démultiplicateurs de forces (‘enablers’) qui sont indispensables au succès des opérations de combat. Il pourrait s’agir par exemple d’avions de guet aérien, comme c’est le cas à l’OTAN, de ravitailleurs multi-rôles ou encore de navires multifonctions comme les bâtiments de projection et de commandement (BPC).
Il va de soi qu’une réforme de cette ampleur passerait inévitablement par la convocation d’une conférence intergouvernementale, selon la procédure prévue à l’article 48 TUE, et qu’elle n’a dès lors que peu de chance d’aboutir.
3. Un accord spécifique en marge des traités européens
La révision des traités, même dans une version a minima, semble a priori très difficile depuis l’élargissement. Dans une version plus ambitieuse, une révision nécessiterait la réunion d’une convention telle que celle qui avait été mise en place pour l’élaboration du traité établissant une Constitution pour l’Europe, ce qui semble irréaliste dans la conjoncture actuelle. Dans tous les cas, une révision exigerait en effet l’unanimité des vingt-sept et une telle unanimité semble inaccessible, de nombreux États membres refusant encore à ce stade de s’engager dans une défense européenne intégrée et autonome.
C’est pourquoi, en l’absence d’accord sur une révision des traités, la seule solution serait de conclure un traité spécifique regroupant un groupe d’États européens désireux d’avancer dans la voie d’une défense européenne commune : un Eurogroupe de défense.
Par ce traité, les parties signataires s’engageraient à constituer un outil militaire commun au service de leur défense commune et à contribuer, le cas échéant, au moyen de cet outil aux opérations de l’Union européenne, notamment au titre de l’article 44 TUE (missions conduites par un groupe d’États membres au nom de l’UE).
À cette fin, le traité devrait au minimum prévoir un budget commun et l’utilisation, la plus large possible, de décisions prises sur le mode majoritaire.
Tous les États membres de l’Union européenne qui n’auraient pas souscrit d’emblée à ce traité demeureront en mesure de le faire à leur rythme, sur le modèle de l’Eurozone, cet accord ayant pour finalité ultime d’être agrégé aux traités européens.
L’armée européenne constituée dans le cadre d’un tel Eurogroupe de défense n’aura pas exactement les mêmes missions que celle qui aurait été constituée avec tous les États de l’Union à l’issue d’une révision des traités. Elle pourra néanmoins en être le précurseur. Reste à savoir avec qui ? Et surtout avec quel contenu ?
Prochaine tribune le 11 février sur le thème « Une armée européenne avec qui ? »
Auteurs
Frédéric Mauro est chercheur associé au GRIP et avocat au barreau de Paris et au barreau de Bruxelles, spécialisé dans les questions de stratégie et de défense européenne, ainsi que celles relatives à l’équipement des forces armées.
Olivier Jehin est journaliste indépendant, collaborateur du blog Bruxelles 2 (B2).
Une armée européenne sous quelle forme ? (5/5)Une armée européenne avec qui ? (4/5)Une armée européenne pour faire quoi ? (2/5)Pourquoi nous faut-il une armée européenne ? (1/5)