Traité sur le commerce des armes: des acteurs en mouvement

13 Novembre 2018

Quelques jours avant l’ouverture de la quatrième conférence des États parties au Traité sur le commerce des armes (TCA), qui se déroulait du 20 au 24 août 2018 à Tokyo, une bonne nouvelle planait déjà sur l’évènement : le Brésil venait de ratifier le Traité et portait ainsi à 97 le nombre d’États parties à l’instrument. La réunion annuelle d’examen du TCA, qui se déroulait cette fois sous les auspices de la présidence japonaise, enregistra rapidement un second succès dans le domaine de l’universalisation du Traité : la délégation du Malawi annonçait, lors de la session d’ouverture consacrée aux déclarations officielles des participants, le dépôt de l’instrument de ratification du Traité à l’horizon de septembre[1].

Progrès dans la voie de l’universalisation du Traité, donc, même si la 4e conférence de révision était consacrée, sur le fond, à la lutte contre les détournements : les rapports des différents groupes de travail sur la mise en œuvre du Traité ont quasiment tous recoupé la thématique. Pourtant, de façon générale, ce sont moins les discussions autour du thème central de la conférence qui ressortirent des débats que la poursuite en filigranes d’une réflexion transversale sur les acteurs du processus.

En effet, la présidence australienne du sous-groupe de travail sur le détournement commença le rapport de ses activités par des remerciements adressés à la « société civile », entendue ici comme diverses ONG et centres de recherche, pour leur participation aux travaux du groupe. Cette mention spéciale rappelait la collaboration constante entre acteurs étatiques et non étatiques dans l’édification puis la mise en œuvre du TCA et, plus largement, dessinait les contours d’une interrogation qui allait traverser discrètement les cinq jours de débat : sur quels acteurs les États doivent-ils s’appuyer pour appliquer le Traité ? Malgré les quasi quatre années d’existence de l’outil juridique, la répartition des rôles semble encore être sujette à divers ajustements.

Le recours à la société civile

Si les États sont les entités constitutives du Traité, celles qui en permettent l’existence par leur adhésion et leur transposition en droit national, les organisations non gouvernementales jouent un rôle capital dans son fonctionnement. En effet, le chapitre sur l’assistance internationale prévoit explicitement que les ONG collaborent avec les États pour les appuyer dans leurs efforts de mise en œuvre, aux côtés des organisations régionales et internationales. Ces organisations contribuent ainsi à conseiller les autorités nationales sur la mise en œuvre du Traité, développer des plans d’action, sensibiliser les acteurs et États non signataires, ou encore proposer des évolutions lorsque des failles sont identifiées dans les dispositions du Traité.

C’est sur cette base juridique que viennent se greffer des besoins plus pratiques du côté des États. Parmi ceux-là, la rotation des personnels administratifs ou diplomatiques affectés à la Conférence du désarmement, ou plus particulièrement au TCA. Elle nécessite que les États puissent s’appuyer, si besoin est, sur l’expertise et l’expérience de partenaires durant la période de rotation / formation de leurs propres personnels. La quatrième Conférence des États parties (CEP 4) organisé à Tokyo donna l’occasion de s’apercevoir de la difficulté de conserver une telle mémoire institutionnelle au sein des chancelleries : la présidente de l’un des groupes de travail n’ayant finalement pas pu venir, elle se fit remplacer par l’un de ses collègues… prêt à changer d’affectation à la fin du mois suivant. L’utilité de recourir aux services d’ONG rôdées permet également d’épauler les nouveaux délégués gouvernementaux qui, comme le confiait un conseiller juridique européen fraîchement introduit dans le milieu des exportations d’armes, se familiarisent avec la matière principalement grâce un apprentissage sur le tas. En quelques clics, ils peuvent par exemple consulter l’ensemble des documents produits lors des CEP précédentes et de leurs phases préparatoires grâce au remarquable travail d’archivage de Reaching Critical Will.

Parallèlement, les principaux axes de travail thématiques formulés par les États pour la période allant de la CEP 4 à la CEP 5 laissaient apparaître un besoin d’analyse poussé et répété, notamment en ce qui concerne le détournement : où se produit-t-il et dans quelles conditions ? Quelles sont les phases du transfert les plus sujettes au détournement ? Quelles sont les différences entre listes nationales de contrôle proposées par les divers régimes multilatéraux de contrôle des armements conventionnels ? Or, les États ne disposent pas systématiquement des ressources humaines suffisantes pour développer cette « compétence analyse » en interne, les chargés d’octroi des licences étant suffisamment mobilisés par l’étude des demandes et le partage d’informations, tandis que le personnel diplomatique se concentre sur la négociation et la coordination avec ses autorités de tutelle. Le temps susceptible d’être accordé aux analyses se réduit encore lorsque les administrations publiques se trouvent sous contraintes budgétaires. Un diplomate occidental reconnaissait sans ambages que son ministère dépendait entièrement de la société civile pour produire les analyses des problématiques liées au Traité (compilation des rapports annuels, anatomie comparée des cas de détournements, réflexion sur les certificats d’utilisateur final). Preuve de l’attention accordée à l’œuvre de la société civile, la sponsorisation par les États de nombreuses conférences en marge des séances plénières où la société civile présente recherches, analyses et recommandations sur des sujets variés.

Enfin, le recours aux conseils des ONG spécialisées peut permettre à certaines autorités étatiques d’asseoir leur argumentaire, notamment lorsque des résistances à l’adoption du Traité s’accumulent en interne. En effet, le recours à une opinion ou un avis extérieur aux cercles de décision du pays, parce que réputée davantage impartiale et motivée, peut appuyer l’autorité de ceux qui, au sein de l’appareil étatique, militent en faveur du TCA mais sont confrontés à un manque d’intérêt ou à une franche hostilité de la part de leur hiérarchie[2].

Ces trois raisons, parmi d’autres, contribuent à maintenir les ONG dans la catégorie des partenaires solides des États qui s’impliquent dans le TCA. Neuf des dix-sept projets d’assistance de mise en œuvre sélectionnés par le Comité de gestion du Voluntary Trust Fund pour 2017 impliquaient directement les ONG au rang d’entité d’exécution partenaire. Pour la session 2018, ce pourcentage s’établissait à 50 %[3]. Ils ne sont d’ailleurs pas représentatifs de l’impact des ONG dans la mesure où des activités spécifiques peuvent leur être confiées via une sous-traitance alors même que les États restent les seules entités d’exécution du projet. Ces mêmes ONG peuvent d’ailleurs impliquer d’autres acteurs non-étatiques dans le cadre de ces projets – lors de séminaires de sensibilisation par exemple – comme les industriels de la défense.

L’implication croissante des industriels de la défense

Les entreprises du secteur de la défense souffrent parfois d’une vision tronquée de leur attitude vis-à-vis du commerce des armes, reposant sur l’idée que leur objectif de rentabilité les rendrait fondamentalement hostiles aux instruments de contrôle des exportations, au mieux indifférentes. Il est vrai que le nombre d’entreprises ou d’associations d’industriels de la défense inscrites aux quatre premières CEP n’a jamais atteint la dizaine, et s’établissait péniblement à trois lors de la dernière édition[4]. Ce que regrettait d’ailleurs l’un de ceux qui s’étaient déplacés, estimant du devoir et de l’intérêt des professionnels du secteur de participer tant à la réflexion qu’à la mise en œuvre du Traité. Ceci dit, ces industriels sont également sollicités dans le cadre de réunions de travail préparatoires, intégrées formellement ou non au processus du TCA et d’autres instruments, ce qui signifie que leur engagement ne peut pas être mesuré uniquement à l’aulne d’une présence aux CEP. Quoiqu’il en soit, les industriels de la défense ont un rôle crucial à jouer dans l’application des dispositions du TCA, et le renforcement du « dialogue » avec leurs représentants figure parmi les priorités des instruments juridiques de « non-prolifération » des armes conventionnelles (TCA, Programme d’action des Nations unies sur les armes légères et de petit calibre). Dans le domaine du marquage, les entreprises participent depuis longtemps aux discussions liées à sa réglementation et à l’évolution des techniques. Le marquage constituant l’un des outils de lutte contre les détournements, les entreprises de défense se retrouvent donc également associées à cette dernière. La CEP4 a par exemple été l’occasion pour le Stockholm International Peace Research Institute et le United Nations Institute for Disarmament Research de présenter un ambitieux projet de dialogue avec les industriels sur la perception de leur rôle dans la lutte contre les détournements. Certains représentants du secteur ont, à cette occasion, pris la parole pour affirmer leur volonté de contribuer à l’élaboration des programmes de contrôle post-exportation en délivrant conseils et formation techniques aux services étatiques en charge des vérifications.

Car ce sont bien ces services de l’État autour desquels s’articule, en dernier lieu, la question des acteurs du TCA. Plus précisément, une catégorie bien spécifique en leur sein : les chargés d’octroi des licences d’exportation.

Un point d’interrogation : la présence des chargés d’octroi de licences

Le lexique du contrôle des transferts d’armements désigne le personnel administratif chargé d’étudier les demandes d’exportation d’armes sous l’appellation « chargés d’octroi des licences d’exportation », qui peuvent être affiliés à différents ministères. Ils n’ont pas le dernier mot dans le processus d’examen des demandes, qui appartient à l’échelon politique, mais en réalisent néanmoins le gros du travail, et figurent parmi les premiers concernés par l’application des dispositions afférentes codifiées dans les différentes strates juridiques.

Toutefois, leur présence au sein des délégations d’États parties au Traité n’est pas systématique. S’agissant d’abord d’une négociation internationale, les CEP sont composées de diplomates, conseillers juridiques et militaires, voire de personnel d’ambassade. Plusieurs États européens et centraméricains ont déclaré avoir sacrifié la présence d’un chargé d’octroi des licences à Tokyo en raison du coût qu’elle aurait engendré.

Or, les retours d’expérience de ces acteurs paraissent essentiels à deux égards. D’une part, l’examen, au sens propre, des mesures concrètes prises aux CEP : facilité d’utilisation des plateformes d’échange d’informations sur le détournement, commodité des modèles de rapports sur les exportations. De l’autre, l’enrichissement des réflexions menées au sein des divers groupes de travail en les faisant bénéficier du point de vue du praticien : présentation des écueils rencontrés lors de la compilation des rapports annuels, évaluation des risques de détournement, sélection de documents utiles au contrôle des exportations. À cet égard, un pays d’Europe du Nord demanda l’association systématique des chargés d’octroi de licence aux groupes de travail du TCA, achevant de démontrer l’importance d’une réflexion générale sur l’équilibre des acteurs des régimes multilatéraux de contrôle des armements[5].

Auteur

Léo Géhin est chargé de recherche au GRIP depuis 2015 pour le projet « Transferts d’armes ». Il a participé en août 2018 à la 4e Conférence des États parties à Tokyo.


[1]. Au 8 novembre 2018, cet instrument n’avait cependant toujours pas été déposé. En revanche, le Suriname et la Guinée-Bissau y avaient procédé depuis.

[2]. C’est l’argument qu’un chef de délégation donna, lors d’une discussion informelle avec le GRIP, en rappelant les réticences des autorités politiques de son pays à transposer dans la législation nationale les dispositions prévues par le TCA.

[3]. ATT Secretariat, report on the Work of the ATT Voluntary Trust Fund (VTF) for the Period August 2017 to July 2018, document de travail, 20 juillet 2018.

[4]. Les listes de présence aux CEP sont disponibles sur le site du TCA. Bien sûr, les entreprises du secteur peuvent mandater ou s’appuyer sur la présence d’une association d’industriels dont elles sont membres pour suivre les débats des CEP, sans devoir s’y déplacer physiquement. Il demeure donc difficile de corréler absolument la présence d’une entreprise X à son degré d’implication dans le TCA.

[5]. Une demande peu ou prou similaire avait été formulée par la Belgique lors de la CEP3.