Guinée : origines et risques de la crise constitutionnelle
Bien qu’épargnée par les menaces terroristes qui submergent la région sahélienne, la Guinée Conakry fait face depuis plusieurs mois à une crise politique cristallisée autour des velléités de changement de Constitution qui permettrait au président Alpha Condé de briguer un troisième mandat en 2020. La crise a débuté le 29 mai 2019 lorsque le Premier ministre Ibrahima Fofana a annoncé que l’entièreté du gouvernement était favorable à une nouvelle Constitution. Par la suite, la fuite d’une note confidentielle – rédigée par le ministre des Affaires étrangères – faisant l’apologie d’une réforme constitutionnelle a renforcé les rumeurs circulant dans le pays. Depuis, les manifestations anti-troisième mandat menées par le « Front national pour la défense de la Constitution » (FNDC), une coalition de partis d’opposition et d’organisations de la société civile, se succèdent. Bien que régulièrement interdites et parfois violemment réprimées, les contestations se sont intensifiées depuis la mi-octobre. À ce jour, on dénombre plus d’une vingtaine de morts parmi les manifestants. La tentative du président guinéen intervient alors qu’en octobre 2019 d’anciens chefs[1] se sont prononcés pour l’alternance démocratique, en s’opposant clairement aux troisièmes mandats lors d’un forum organisé au Niger pour la consolidation démocratique en Afrique.
À moins d’un an de l’élection présidentielle prévue en octobre 2020, la population guinéenne et l’opposition se mobilisent sur fond de promesses gouvernementales non tenues[2]. Cette élection représente un enjeu décisif dans un contexte socio-économique marqué par de fortes inégalités sociales[3], une répartition inégale des richesses minières, ainsi qu’une persistance de l’impunité — mais constitue aussi une menace pour la stabilité de la sous-région, qui s’apprête à connaître d’importantes élections présidentielles[4] en 2020. Afin de mieux cerner cette crise, cet Éclairage en identifie les origines et met ensuite en garde contre la perpétuation d’un cycle « manifestation – répression ».
Les origines de la crise
L’actuelle Constitution guinéenne a été adoptée par le Conseil national de transition le 19 avril 2010, alors que le pays sortait d’un régime militaire. Pourtant élus sur la base de cette Constitution, le président Alpha Condé et ses partisans sous-entendent aujourd’hui que celle-ci ne répond plus aux attentes de la population et aux évolutions du pays. Alpha Condé affirmait, lors d’une interview en octobre dernier, que « la Constitution précédente a été adoptée sans que le gouvernement soit associé à sa rédaction. C’est un concentré d’intérêts corporatistes, à tel point que l’on a été obligé de passer des accords politiques anticonstitutionnels. Elle était le fruit d’un accord pour sortir vite du régime militaire [5]».
Soupçonné d’aspirer à réécrire la Constitution, Alpha Condé a alors pris l’initiative en septembre dernier de lancer des consultations de manière à entendre le peuple guinéen : « La démocratie, c’est la voix du peuple. Si une partie veut et une autre ne veut pas, on ira au référendum [6]». Les députés de l’opposition ont boycotté ces rencontres, affirmant qu’il serait « illégal » de modifier la Constitution au regard de ses dispositions. En effet, l’article 154 de la Constitution n’autorise pas à modifier l’article 27 qui stipule que « la durée de son mandat est de cinq ans et il est renouvelable une fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non [7]». Quarante-huit heures après la fin des consultations menées par le gouvernement, l’opposition représentée par le FNDC appelait à la première manifestation, celle du 14 octobre.
Les élections législatives, souvent reportées, sont également un sujet de mécontentement. Le parti d’opposition, l’Union des forces républicaines (UFR), soupçonne Alpha Condé de préparer la « pire des élections » afin de s’octroyer une majorité à l’Assemblée nationale. Initialement prévu en septembre 2018, le scrutin a été repoussé à plusieurs reprises pour être reporté au 16 février 2020[8]. Mais, le 3 février, le Président a annoncé par voie de décret présidentiel que le scrutin se tiendrait le 1er mars afin d’être couplé au référendum sur la nouvelle Constitution. Le nouveau texte constitutionnel[9] modifie le mandat présidentiel, le faisant passer de cinq à six ans, « renouvelable une fois », précise l’article 40. Le nouvel article, contrairement à l’article 27 de l’actuelle Constitution en vigueur (voir supra), laisse la possibilité, selon l’opposition, à un ancien président de se représenter lors d’un futur scrutin. Par ailleurs, le président de la Cour constitutionnelle, juridiction compétente en matière électorale, ne sera plus élu par ses membres, mais directement nommé par le président de la République. Face à cette annonce d’un double scrutin, le FNDC et les partis d’opposition ont réaffirmé leur opposition au projet de nouvelle Constitution. « Nous aussi, on ne reculera pas… Nous rentrons dans une crise qui risque d’avoir des conséquences sur le plan économique, social et politique », a prévenu Cellou Dalein Diallo, chef de file de l’opposition.
Autre sujet au centre des polémiques, le fichier électoral qui sera également utilisé pour le futur scrutin présidentiel. Selon les recommandations faites par un Comité d’experts internationaux en 2018, la Guinée a entrepris fin novembre de réviser son fichier électoral[10]. Durant le processus d’enregistrement qui s’est achevé le 16 décembre, diverses anomalies ont été dénoncées, dont l’inscription sur les listes de plusieurs milliers de mineurs. Le gouvernement et l’opposition se sont mutuellement accusés de fraude quant à l’enrôlement de ces mineurs dans des zones qui leur sont favorables.
Après avoir annoncé le boycott des élections législatives, réclamant « un fichier électoral assaini, un recensement correct [des électeurs] et un président de la Commission électorale moins partisan[11] », les partis d’opposition participeront finalement au scrutin législatif, mais refusent de participer au référendum qui se tiendra le même jour. La coalition a montré clairement son désaccord par rapport au projet de couplage des élections avec le référendum qu’elle qualifie de « coup d’État constitutionnel ».
Ces multiples revirements ont entretenu un potentiel contestataire au sein de l’opposition et de la population qui réclament une alternance démocratique. Les tensions politiques ont finalement entraîné des manifestations durement réprimées risquant, à terme, d’activer un cycle de répression.
Alpha Condé : premier président élu démocratiquement
Le président Alpha Condé, âgé aujourd’hui de 81 ans, élu une première fois en 2010 puis une seconde en 2015, fut le premier opposant aux régimes autoritaires qui l’ont précédé. Ses positions lui ont d’ailleurs valu dix ans d’exil en France. En novembre 2001, l’ancien président Lansana Conté[12] aspirait à supprimer, via un référendum, la limitation du nombre des mandats inscrits dans la Constitution de 1991, dans le but de pouvoir se représenter et d’en allonger la durée[13]. L’opposition, représentée alors par Alpha Condé, criait au coup d’État constitutionnel et appelait au boycott des urnes. Les élections de 2010, à la suite desquelles Alpha Condé a été le premier président élu démocratiquement, ont marqué la fin de près de cinquante ans de régime autoritaire[14]. Aujourd’hui, cependant, la volonté du président guinéen de s’accrocher au pouvoir risque de rompre l’élan démocratique du pays alors que la population aspire à une transition stable, qui serait alors la deuxième alternative démocratique que connaîtrait le pays. Selon une enquête d’Afrobaromètre menée en 2017, huit Guinéens sur dix affirment que des élections régulières, libres et transparentes sont le meilleur moyen de choisir leurs dirigeants et que les mandats présidentiels devraient être limités à deux, conformément à l’actuelle Constitution[15]. Pour autant, le président n’a jamais exclu l’idée de réformer la Constitution guinéenne. La population, le FNDC, ainsi que les partis d’opposition voient alors une volonté de personnalisation du pouvoir et un recul démocratique imminent, car il s’agirait de modifier la loi fondamentale de Guinée pour prolonger les mandats présidentiels.
Les risques du cycle « manifestation – répression »
Ces dernières années, la Guinée a été traversée par de nombreux mouvements de protestations politiques et sociales[16]. Toutefois, les manifestations[17] qui secouent le pays depuis cinq mois pourraient marquer un tournant dans un contexte plus global où les mobilisations se succèdent à travers le monde[18]. En effet, les rassemblements sont d’une ampleur inédite, fédèrent une large partie de la population au-delà des clivages communautaires et s’étendent à l’ensemble du pays. Ils pourraient être le point de départ d’une remise en cause plus globale de la gouvernance d’Alpha Condé.
Même si la coalition FNDC compte bien maintenir la pression contre le gouvernement, elle s’inquiète de voir le pays basculer dans une spirale de violence. Face à la répression des forces de l’ordre à l’égard des civils[19], à la multiplication des arrestations et des disparitions (jeunes, syndicalistes et membres du FNDC) et aux affrontements parfois violents entre les manifestants et les forces de l’ordre, des membres du FNDC ont remis une lettre au Secrétaire général des Nations unies pour lui faire part de leurs inquiétudes. De son côté, l’Église a rencontré les membres du FNDC afin de les encourager à conclure une trêve et accorder une chance à la voie du dialogue.
L’organisation non gouvernementale, Human Rights Watch[20], a rappelé que les manifestations en Guinée sont souvent violemment réprimées[21]. Dans son rapport annuel de 2019 sur les droits humains, l’organisation dénonce une répression croissante des populations et une atteinte à leurs libertés de réunion et d’expression. Le 25 juin 2019, l’Assemblée nationale guinéenne a voté un projet de loi relatif à l’usage des armes par la gendarmerie.
Or, ce projet pose question puisque selon Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch, « la dernière chose dont la Guinée a besoin est une loi aux termes vagues qui semble donner aux gendarmes le pouvoir discrétionnaire de décider de recourir à la force létale [22]». Le rapport d’Amnesty International[23] publié en novembre 2019 partage les mêmes conclusions et pointe du doigt les violations des droits humains commises par les membres des forces de sécurité et de l’usage excessif de la force contre les manifestants. Enfin, les organisations de défense des droits humains dénoncent les arrestations parfois arbitraires de représentants du FNDC ou de manifestants, accusés de porter atteinte à l’ordre public. Une dizaine de représentants du FNDC et de l’opposition ont été incarcérés puis libérés fin novembre dans l’attente de leur procès, pour « trouble à l’ordre public ». Lors de la manifestation du 14 novembre, les forces de l’ordre ont dispersé les manifestants à l’aide de gaz lacrymogène, car l’itinéraire imposé[24] par le gouverneur de Conakry n’avait pas été respecté. Selon les organisateurs, trois personnes auraient été tuées par balles en soirée dans la commune de Ratoma, tandis que les autorités font état d’un jeune homme tué par un jet de projectile, et de trois policiers blessés.
Enfin, l’opposant Cellou Dalein Diallo pointe du doigt le fait qu’Alpha Condé « n’autorise aucune enquête pour identifier les auteurs des crimes pour ne pas se mettre à dos les gendarmes et les policiers sur lesquels il compte pour asseoir et perpétuer son pouvoir [25]». Il ajoute également que « l’impunité des forces de l’ordre est garantie dès lors que la victime est un citoyen appartenant à l’opposition[26] ». Pourtant l’article 45 de la loi sur le maintien de l’ordre de 2015 précise que les forces de sécurité doivent « privilégier » le recours à des moyens non violents avant de recourir à la force et éventuellement aux armes à feu[27]. En outre, selon le Code pénal guinéen, les organisateurs de manifestations sont tenus pour responsables des actes illicites commis par des manifestants[28].
Conclusion
Les risques d’un changement de la Constitution et de voir Alpha Condé se maintenir au pouvoir exacerbent une grande partie de la population, et ont plongé le pays dans un climat d’incertitude depuis plusieurs mois.
Si au terme du référendum prévu ce 1er mars 2020, le nouveau texte constitutionnel est approuvé, le président pourrait remettre le compteur du mandat présidentiel à zéro. Ce scénario serait sans doute celui du pire pour la stabilité du pays et peut présager de nouvelles violences électorales en vue du prochain scrutin présidentiel. Les débordements des manifestations restent difficilement prédictibles et l’incertitude du rôle que l’armée guinéenne[29] pourrait endosser fait remonter dans les esprits le spectre de violences passées. Le massacre du 28 septembre 2009 hante encore toutes les mémoires, où l’armée a exécuté 157 personnes et où 1 500 femmes réunies dans un stade à l’occasion d’un meeting politique organisé par l’opposition ont été violées.
Le président peut toutefois encore opter pour l’alternance. Dans ce cas, il respecterait la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ratifiée par la Guinée en 2011. L’Union africaine pourrait se montrer plus ferme, au delà de l’appel au dialogue, et encourager le président à se conformer aux principes de la Charte (Chapitre VIII, article 23, alinéa 5) selon laquelle « Tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique » serait passible de sanctions.
Pour l’heure, la récente évocation par le président Condé (10 février 2020) de sa candidature pour les prochaines élections présidentielles a le mérite de clarifier enfin ses intentions, mais ne rassure pas. Le FNDC se dit prêt à user « de tous les moyens légaux » pour s’opposer au référendum.
Auteur
Sabrina Achik est assistante de recherche au GRIP dans la section « Conflits, sécurité et gouvernance en Afrique ».
[1]. Il s’agit du Béninois Nicéphore Soglo et du Nigérian Goodluck Jonathan, qui se sont d’ailleurs déplacés en Guinée pour faire état de la situation préélectorale dans le cadre d’une mission de bon office à l’initiative du National Democratic Institute (NDI) et de la fondation Kofi Annan en décembre 2019 (pour plus d’informations, consulter la « déclaration de Niamey »).
[2]. Pour davantage d’informations, consulter le site Internet Lahidi, un mécanisme citoyen d’évaluation gouvernementale en Guinée.
[3]. D’après l’Afrobaromètre, 55 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
[4]. Il s’agit de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Togo, du Ghana et du Niger.
[5]. CHATELOT Christophe, « Alpha Condé : ‘Je ferai ce que veut le peuple de Guinée’ », Le Monde, 24 octobre 2019.
[6]. Ibidem.
[7]. République de Guinée, « Constitution du 7 mai 2010 », 7 mai 2010.
[8]. Malgré les contestations autour des différentes dates, le nouveau calendrier électoral fixé par le président de la Commission électorale nationale indépendante, Amadou Selif Kebé, le 10 novembre, semble avoir été accepté par tous.
[9]. BARRY Diawo, « Guinée : que contient le projet de nouvelle Constitution proposé par Alpha Condé ? », Jeune Afrique, 20 décembre 2019.
[10]. « Guinée: la révision du fichier électoral cristallise les tensions », RFI, 13 août 2019.
[11]. « Guinée : le bras de fer se durcit entre opposition et pouvoir », Le Point Afrique, 8 janvier 2020.
[12]. Il a été président de la République de Guinée de 1984 jusqu’à son décès en 2008.
[13]. Dans un contexte de radicalisation du pouvoir, le référendum, contesté par les observateurs internationaux, a obtenu 98,4 % des voix.
[14]. MEMIER Marc, « La Guinée Conakry », dans DIA Doudou, Systèmes de conflits et enjeux sécuritaires en Afrique de l’Ouest, Gorée Institute, Sénégal, 2013, p. 41-59.
[15]. ISBELL Thomas, BHOOJEDHUR Sadhiska et BARRY Aliou, « Les Guinéens veulent un gouvernement responsable et la limitation des mandats présidentiels », Afrobaromètre, dépêche n°328, 14 novembre 2019 (voir en particulier la figure n° 10).
[16]. « Guinée : Violente manifestation dans la région minière », RFI, 14 octobre 2019.
[17]. Des manifestations ont également eu lieu à l’intérieur du pays (par exemple à Dalaba, Boké, Fria, Mamou, Koundara, Lélouma, Gaoual, Sangarédi, Tougué et Kindia).
[18]. C’est notamment le cas en Bolivie, en Algérie et au Soudan.
[19]. Les manifestations des 14,15 et 16 octobre 2019 ont fait de nombreux blessés et onze décès, dont un membre des forces de l’ordre.
[20]. « Guinée : événements de 2019 », Human Rights Watch, 2020.
[21]. Selon Amnesty International, en 2018, 19 manifestants et passants sont décédés lors de manifestations organisées face au report important des élections locales.
[22]. « Guinée : une nouvelle loi pourrait protéger les membres de la police contre toute éventuelle poursuite en justice », Human Rights Watch, 4 juillet 2019.
[23]. « Guinea: Red Flags Ahead of the 2020 Presidential Election », Amnesty International, novembre 2019.
[24]. Selon l’article 621 et 637 du Code pénal de 2016, toute réunion dans un lieu public doit être notifiée par écrit à l’exception des sorties conformes aux « usages locaux » (événements religieux). Une manifestation jugée illégale au regard du droit guinéen est punie par une amende allant jusqu’à un million de francs guinéens (environ 116 euros) et un emprisonnement d’une durée de six mois à un an.
[25]. VENDRELY Matthieu, « "La Guinée ne fonctionne pas avec les lois de la République", Cellou Dalein Diallo », TV5 Monde, 16 octobre 2019.
[26]. Ibidem.
[27]. République de Guinée, « Projet de loi sur le maintien de l’ordre », mai 2015, p. 11.
[28]. Ministère de la Justice de la République de Guinée, « Nouveau code pénal », 2016, article 625.
[29]. Le 12 février 2020, le Parlement européen a adopté une résolution sur la Guinée Conakry, notamment sur les violences contre les manifestants. Entre autres, la résolution « demande instamment à l’UE et à ses États membres de suspendre tout financement et de fourniture de matériel de sécurité et de répression aux forces de sécurité de Guinée Conakry ».