Kasaï: une rébellion de trop pour le pouvoir de la RDC?

05 Juillet 2017

Depuis août 2016, les miliciens du « Kamuina Nsapu » affrontent la Police nationale congolaise (PNC) et les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) au Kasaï, dans le centre du pays. Amorcée par un différend administratif entre les autorités provinciales et un chef coutumier local, la crise s’est muée en un mouvement de révolte de plus grande envergure, remettant en cause la légitimité des autorités de Kinshasa. Localisée au départ dans les provinces du Kasaï et du Kasaï-Central, la révolte s’est ensuite étendue aux cinq provinces du grand Kasaï[1], entrainant d’importantes conséquences humanitaires. De nombreux témoignages font en effet état de graves violations des droits de l’homme : 42 fosses communes ont été découvertes[2]. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) dénombre plus d’un million de déplacés internes, et plus de 30 000 réfugiés ont fui vers l’Angola où 300 à 500 Congolais arrivent désormais quotidiennement[3].

Sur le plan politique, cette crise apparaît comme un nouvel obstacle à la tenue des élections prévues en principe pour la fin de l’année, au terme du laborieux accord de la Saint-Sylvestre signé entre l’opposition et le pouvoir congolais[4]. Elle s’accompagne par ailleurs d’un regain de tension entre Kinshasa et la « communauté internationale » (CI), depuis le meurtre de deux experts onusiens venus enquêter sur les tueries survenues dans la région. La crise du Kasaï confirme un climat de fin de règne, accentué par des divergences naissantes avec le puissant et précieux allié angolais.

Crédit photo : UN Photo/Myriam Asmani

Kamuina Nsapu

La révolte des Kamuina Nsapu est dénommée d’après le titre attribué aux chefs traditionnels du clan des Bajila Kasanga, dans le Kasaï-Central. C’est à la mort du sixième Kamuina Nsapu, Jean-Pierre Mpandi, tué en août 2016 par la PNC, que cette appellation s’est généralisée pour désigner les partisans du chef défunt, dont les actions ciblent depuis les symboles et les représentants de l’État congolais. Jean-Pierre Mpandi avait été désigné en 2011 pour devenir le nouveau Kamuina Nsapu mais son titre n’avait pas été reconnu par les autorités. Historiquement, les conseils des anciens étaient responsables de la désignation des chefs coutumiers. Depuis le second mandat du président Joseph Kabila, l’on assiste cependant à une politisation de la désignation des chefs coutumiers, qui se traduit par une certaine volonté de l’Exécutif congolais de privilégier le choix d’acteurs les plus conciliants dans les échelons des pouvoirs locaux[5].

Or, la légitimité de l’exécutif congolais est remise en cause, surtout depuis les élections controversées de 2011, tandis que l’image personnelle de Kabila se trouve entachée par les enquêtes dévoilant l’empire économique que le président et son entourage se sont constitué[6], alors que certaines régions du pays, dont le Kasaï, ne profitent pas ou très peu de la croissance congolaise. De plus, depuis 2012, la mutation dans le Kasaï de militaires issus de l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) a encore exacerbé le ressenti des populations locales. Ces militaires sont généralement d’anciens rebelles, parfois rwandophones, donc considérés comme étrangers, envahisseurs et criminels par la population. Plusieurs fosses communes ont été retrouvées sur les théâtres d’action des officiers de ces régiments[7].

Le refus des autorités de reconnaître à J.-P. Mpandi le statut de Kamuina Nsapu a incité ce dernier à diriger le mécontentement des populations contre le pouvoir congolais. Depuis son assassinat, le 12 août 2016, ses partisans ont intensifié leurs attaques contre les institutions et les symboles d’autorité étatique et religieuse, ainsi que contre les chefs coutumiers qui refusent de se joindre à leur lutte[8]. L’instabilité a réactivé des conflits entre des groupes de la région, souvent instrumentalisés à des fins politiques. À côté de revendications locales, la révolte se dresse globalement contre l’autorité de l’État et tente de mobiliser sur le respect de l’accord de la Saint-Sylvestre[9].

Impasse électorale

La crise du Kasaï s’inscrit dans un contexte général de crise de légitimité : toutes les institutions à caractère électif exercent leur pouvoir hors mandat, et l’incertitude plane sur la tenue des élections à la fin de l’année. Selon la Constitution congolaise, Kabila aurait dû quitter le pouvoir au terme de son second mandat, le 19 décembre 2016. L’accord de la Saint-Sylvestre, négocié sous l’égide de la Commission épiscopale nationale congolaise (CENCO), a entériné le maintien de Kabila au pouvoir jusqu’à l’élection d’un nouveau président, la mise en place d’un gouvernement de transition, et a fixé la date des élections à 2017. Cependant, son application bute sur les divergences d’interprétation de ses dispositions par les signataires. Entre-temps, Kabila, profitant des divisions au sein de l’opposition découlant du décès, le 1er février 2017, de son leader Étienne Tshisekedi, a nommé un Premier ministre issu d’un courant dissident de l’opposition, accentuant l’impasse politique.

La crise du Kasaï renforce encore cette crise politique. En effet, Corneille Nangaa, le président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), a évoqué, le 5 juin 2017, l’éventualité d’un report du recensement et des élections dans les Kasaï, voire d’une tenue des élections sans la participation des Kasaï compte tenu de la situation sécuritaire qui y prévaut[10]. Or, ces provinces accueillent environ 15 % de la population congolaise[11], dont des bastions de l’opposition particulièrement hostiles au maintien de Kabila au pouvoir[12]. L’ancien Kasaï-Oriental est la région d’origine d’E. Tshisekedi. Par conséquent, le report des élections ou l’exclusion des Kasaï du processus électoral pourraient constituer, à court terme, une stratégie profitable au pouvoir congolais. Cependant, les soubresauts et le mécontentement populaire qu’une telle option produirait seraient contreproductifs, tant sur le plan de la stabilité intérieure, qu’au niveau des soutiens régionaux de Kinshasa et de ses relations avec la CI.

La crise de trop ?

Sur le plan intérieur, s’il est vrai que ce conflit reste de relativement basse intensité (la plupart des armes des miliciens sont des armes blanches ou des fusils de chasse artisanaux, le leadership est dispersé, et la coordination est faible), il n’en demeure pas moins un facteur de délégitimation d’un pouvoir déjà confronté à d’autres foyers de tensions, d’instabilité et de contestation, dans l’Est du pays, le Congo-Central et le Katanga. Selon une enquête d’opinion menée par le Congo Research Group (CRG) et l’institut de sondages BERCI, la cote de popularité de Kabila s’est effondrée[13]. Aussi, si la situation sécuritaire devait entraîner un report des élections ou déboucher sur des élections que les Congolais jugent illégitimes, il semble qu’une révolte de plus large ampleur soit inévitable. Par ailleurs, l’assassinat de deux experts des Nations unies, venus enquêter sur les violations des droits humains au Kasaï, est devenu une nouvelle source de tensions avec la CI. Les États-Unis et la Suède, pays d’origine des experts tués, ont annoncé l’ouverture d’investigations et l’ONU a exercé des pressions sur Kinshasa pour déployer une enquête internationale indépendante en RDC[14]. Pour contrer cette pression, J. Kabila a su mobiliser des soutiens au niveau régional : au nom du respect de la souveraineté nationale, plusieurs dirigeants africains ont réussi à limiter l’enquête de l’ONU à une enquête commune, sous direction congolaise.

Alors que la CI tend à insister sur le respect de l’accord de la Saint-Sylvestre, la diplomatie congolaise a multiplié les quêtes d’un soutien des partenaires de l’Afrique centrale, comme en témoignent les récents déplacements de Kabila ou de son ministre des Affaires étrangères au Gabon, en Égypte, en Angola, en Afrique du Sud, au Burundi, au Rwanda, au Soudan du Sud et en Centrafrique. Cependant, à mesure que les réfugiés congolais affluent en Angola et que l’instabilité progresse en RDC et s’étend à son voisin du sud, le soutien inconditionnel de Luanda à l’égard de Kinshasa semble remis en question.

L’Angola est un partenaire historique et stratégique du président Laurent-Désiré Kabila (1997-2001) puis de son successeur, Joseph Kabila. Le pays les a notamment soutenus durant la deuxième guerre du Congo (1998-2003) et lors des tensions électorales de 2006. Le voisin angolais a également joué un rôle majeur dans la sécurité du Président et dans la formation de militaires congolais. Cependant, l’instabilité congolaise inquiète les autorités angolaises. Elles redoutent l’impact des réfugiés originaires du Kasaï sur les élections d’août 2017 et craignent que des miliciens et des éléments des FARDC se mêlent aux réfugiés et propagent l’instabilité dans les régions frontalières de la RDC.

Or, l’Angola dispose d’un pouvoir d’influence sur Kinshasa. La diplomatie angolaise avait en effet convaincu Kabila d’accepter le processus de négociation inclusif initié par la CENCO. Pour sécuriser ses frontières, le gouvernement angolais pourrait utiliser son influence, quitte à pousser Kabila à quitter le pouvoir. Premier signe d’éloignement, l’Angola a décidé de mettre fin à sa coopération militaire avec Kinshasa en décembre 2016. Cinq mois plus tard, Luanda s’est directement et publiquement impliquée dans la crise en appelant le gouvernement congolais et toutes les forces politiques à cesser les violences et à réinstaurer un dialogue, et a soutenu l’idée de l’envoi d’une enquête internationale indépendante dans le Kasaï. Le pays a également déployé des troupes le long de la frontière congolaise et, selon Stephanie Wolters, « certains analystes pensent qu’elles sont déjà entrées dans le territoire congolais »[15].

À côté de ces actions officielles, Sindika Dokolo, le gendre congolais du président angolais, a multiplié les tweets et sorties médiatiques clamant son mécontentement vis-à-vis des autorités congolaises. Bien qu’il démente tout dessein politique, il apparaît comme un nouvel opposant crédible à Kabila, porté par un Angola à la recherche de stabilité dans la région : en allant jusqu’à offrir de l’aide humanitaire aux réfugiés du Kasaï, il semble savoir se faire apprécier des Congolais. Il se serait également rapproché des opposants Moïse Katumbi et Félix Tshisekedi[16].

L’avenir de la RDC semble suspendu à deux scénarios : un effondrement du pouvoir congolais sous la pression conjuguée des sanctions externes infligées par la Communauté internationale[17], de la dégradation de la situation économique et du mécontentement populaire, ou une révolution de palais, avec, une fois de plus, l’Angola dans le rôle de puissance tutélaire.

L’auteur : Christophe Wautier est chercheur stagiaire au GRIP. Il poursuit un master en sciences politiques et relations internationales à l’UCL.



[1]. Depuis juillet 2015, de nouvelles provinces ont été mises en place. L’ancien Kasaï-Occidental a été scindé en Kasaï et Kasaï-Central, et l’ancien Kasaï-Oriental, en Kasaï-Oriental, Lomami et Sankuru. Nous désignerons ici par « le Kasaï », ou « le grand Kasaï », les cinq provinces constituant les deux anciens Kasaï (Kasaï, Kasaï-Occidental, Kasaï-Oriental, Lomami et Sankuru) et par « les Kasaï » les trois provinces portant actuellement la dénomination de « Kasaï » (Kasaï, Kasaï-Occidental et Kasaï-Oriental). Voir Michel Luntumbue, « RDC : les enjeux du redécoupage territorial », Rapport du GRIP 10/2016.

[5]. Sonia Rolley, « RDC : Violences au Kasaï. Kamuina Nsapu », RFI, sd ; RDC, Loi fixant le statut des chefs coutumiers, août 2015.

[6]. Michael Kavanagh, Thomas Wilson, Franz Wold, « With His Family’s Fortune at Stake, President Kabila Digs In », Bloomberg, 15 décembre 2016.

[7]. Sonia Rolley, « Violences au Kasaï. La réaction de l’armée », RFI, sd.

[8]. Hans Hoebeke, « Kamuina Nsapu Insurgency Adds to Dangers in DRC », ICG, 21 mars 2017 ; Sonia Rolley, « Violences au Kasaï. Kamuina Nsapu », op. cit.

[9]. Ibid.

[10]. « Corneille Nangaa évoque l’hypothèse d’organiser les élections sans les Kasaï », Radio Okapi, 5 juin 2017 ; CRG, « Report des élections : la CENI prépare les esprits », CRG, 11 mai 2017.

[11]. Estimations sur la base des relevés démographiques de 2006.

[12]. En février 2017, environ 70 % des habitants de la nouvelle province du Kasaï estimaient qu’il aurait dû quitter le pouvoir le 19 décembre 2016. Dans l’ensemble des Kasaï, s’ils avaient pu voter, une large majorité des répondants aurait porté son choix sur Moïse Katumbi ou sur Félix Tshisekedi, alors que moins de 4 % d’entre eux auraient favorisé J. Kabila ; « Opinion Poll: a Troubled Transition in the DR Congo », CRG & BERCI, avril 2017.

[13]. En février 2017, le taux d’approbation de J. Kabila était de 24 %. De plus, 69 % des Congolais auraient souhaité qu’il quitte le pouvoir le 19 décembre 2016, et seuls 10 % d’entre eux déclaraient vouloir voter pour lui. CRG & BERCI, op. cit.

[15]. Stephanie Wolters, « Angola grapples with its DRC foreign policy problem », ISS, 2 juin 2017, « L’Angola fait face à sa politique étrangère en RDC », Congo Vox, 2 juin 2017 ; Marie-France Cros, Hubert Leclercq, « RDC : l’Angola entre dans la danse », La Libre, 23 décembre 2016.

[16]. Hubert Leclercq, « Sindika Dokolo: “Je ne supporte plus la barbarie au Congo“ », La Libre, 30 mai 2017 ; Litsina Choukran, « Sindika Dokolo: Dos Santos, sort de ce corps ! », Politico, 16 juin 2017 ; « Sindika Dokolo, la nouvelle donne venue de l’Angola », Politico, 31 mai 2017.

[17]. Pierre Boisselet, « RDC : Joseph Kabila face aux sanctions », Jeune Afrique, 3 juillet 2017