Ventes d’armes à l’Arabie saoudite: complicité de crime de guerre?

20 Janvier 2016

Un gouvernement qui vend des armes à – et soutient militairement – l’Arabie saoudite se rend‑il coupable de crime de guerre au Yémen ? La question se pose sérieusement aujourd’hui dans plusieurs pays occidentaux, à l’heure où l’Arabie saoudite est impliquée dans un conflit armé[1].

Accusée de violations flagrantes des droits de l’homme et du droit international humanitaire au Yémen, la monarchie saoudienne peut néanmoins compter sur un flot continu d’armes occidentales. Son appétit pour des armements (ultra)modernes « Made in Europe » et « Made in USA » ne semble pas diminuer. Elle en achète à tour de bras, pour des dizaines de milliards de dollars, et ce, depuis des années. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), le pays, qui compte à peine 30 millions d’habitants, est aujourd’hui le deuxième plus gros importateur d’armements majeurs au monde, avec des importations qui ont triplé sur cinq ans. Et avec 2 747 USD par tête en 2014, l’Arabie saoudite est le pays dont les dépenses militaires par habitant sont les plus importantes au monde. À titre de comparaison, les États-Unis ne dépensent « que » 1 912 USD par habitant (la moyenne, au sein de l’UE, est de 414 USD).

(Photo: Cockerill CT-CV 105HP. Canons gros calibre de fabrication wallonne qui équiperont des véhicules blindés canadiens destinés à la Garde nationale saoudienne. Source: CMI)

(PDF téléchargeable au bas de l'article)

La Belgique, 1er fournisseur d’armes légères de la Cour

Selon le SIPRI, 59 % des importations saoudiennes proviennent d’Europe[2]. Entre 2009 et 2013, les pays membres de l’Union européenne (UE) ont octroyé pour plus de 19 milliards d’euros de licences d’exportation d’équipements et de technologies militaires vers l’Arabie saoudite[3]. Si on y regarde de plus près, la Belgique occupe une place de choix. Notre royaume peut se targuer d’être le premier fournisseur européen de la Cour saoudienne pour une catégorie d’armes bien particulière : les armes légères et de petits calibres (ALPC), ainsi que leurs munitions[4]. On parle ici de pistolets, de mitrailleuses, de fusils d’assaut, de lance-grenades, de lance-roquettes, d’armes antichars… une spécialité belge, et plus particulièrement wallonne.

Entre 2009 et 2013, la Belgique a octroyé pour 595 millions EUR de licences d’exportation vers l’Arabie saoudite pour des ALPC et leurs munitions, soit près d’un quart du total européen. La Belgique est même à l’origine de 70 % des licences d’exportation européennes pour les armes à feu d’un calibre inférieur à 20 mm[5].

Depuis 2011, Riyad reste le premier débouché pour les armements wallons. Loin d’être un « tout petit vendeur »[6], entre 2006 et 2014, la Région wallonne a octroyé des licences d’exportation pour 1,7 milliard EUR vers l’Arabie saoudite, dont 397 millions EUR rien que pour l’année 2014. Et ces chiffres ne prennent pas en compte le méga-contrat de 3,2 milliards EUR sur quinze ans signé par l’entreprise sérésienne CMI pour fournir notamment « des solutions de tir crédibles et efficaces » sous forme de tourelles et de canons de moyen et gros calibres. Ces armes létales, « précises et puissantes », équiperont des véhicules blindés assemblés au Canada et destinés à la Garde nationale saoudienne[7].

 

 

 

 

 

Poids de l’Arabie saoudite dans les exportations wallonnes. En millions EUR et pourcentage du total. Pour 2014, chiffres biaisés par la licence non reprise de 3,2  milliards EUR  (voir ci-contre). Sources : Rapports annuels de la Région wallonne.

Un cadre légal européen mais une décision des entités fédérées

Les exportations d’armes de l’UE vers l’Arabie saoudite sont soumises à des règles européennes communes qui régissent le contrôle des transferts de technologie et d’équipement militaires[8]. Les États membres se sont engagés à respecter une série de huit critères qui servent de normes minimum pour lutter contre l’accumulation et la diffusion déstabilisatrices des armes. Ces règles communes prévoient notamment que les États membres refusent l’autorisation d’exportation si le pays de destination ne respecte pas les principes du droit international humanitaire, si la technologie ou les armes exportées risquent d’aggraver des tensions ou conflits internes, ou représentent une menace pour la sécurité et la stabilité régionales. Dans leur prise de décision, les États membres devront également évaluer le comportement du pays destinataire en relation avec le terrorisme, et prendre en compte les risques de détournement et de réexportation non souhaitée.

Le cadre légal est donc européen mais la décision finale d’exporter des armes vers un pays tiers reste du ressort et de la responsabilité de chaque État membre. En Belgique, cette compétence a été régionalisée en 2003. Ce sont donc maintenant les gouvernements des entités fédérées qui autorisent les exportations d’armes, ou qui les refusent.

Des ventes qui suscitent des inquiétudes

En Europe et ailleurs, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer les ventes d’armes massives à un régime accusé de crimes de guerre et de violations flagrantes du droit international humanitaire au Yémen. Sans parler d’une utilisation prolifique du sabre et du fouet pour faire régner l’ordre au sein de sa population et d’une conception des droits de l'homme « qui, de toute évidence, ne puise pas son inspiration dans les publications d'Amnesty International »[9]. Depuis mars 2015, la coalition menée par le royaume wahhabite mène une campagne intensive de bombardements qui a déjà causé plus de 6 000 morts et plongé le pays dans une crise humanitaire majeure. La coalition saoudienne est accusée de bombarder de manière indiscriminée des zones urbaines densément peuplées et de faire usage de bombes à sous-munitions dans des zones résidentielles, ce qui selon les Nations unies s’apparente à un crime de guerre[10]. Plus de 90 % des victimes du conflit seraient des civils et les violences affectent aujourd’hui 80 % de la population du pays.

Au Royaume-Uni, des juristes de plusieurs organisations accusent le gouvernement britannique de violations du droit national, européen et international en autorisant l’exportation de missiles et d’équipements militaires qui peuvent être utilisés pour tuer des civils au Yémen[11]. Au Canada, le gouvernement est accusé de ne pas respecter ses propres règles en termes de contrôle des exportations d’équipements militaires[12]. En Allemagne, les autorités laissent entendre qu’elles pourraient se montrer plus sévères en ce qui concerne ses exportations d’équipements militaires vers Riyad[13]. En 2015, la Suède avait déjà rompu sa coopération militaire avec l’Arabie saoudite, accusée d’être une dictature aux « méthodes moyenâgeuses »[14].

En Belgique, le 10 janvier 2015, le vice-Premier ministre Kris Peeters a pris position pour l’interruption des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite en raison « des tensions grandissantes entre l'État saoudien et la République islamique d'Iran »[15]. Mais en Belgique, le commerce des armes n’est plus une compétence fédérale mais régionale. Au niveau wallon, le ministre-président, Paul Magnette, assure approuver les ventes d’armes vers l’Arabie saoudite au terme de « procédures extrêmement rigoureuses » mais n’hésite pas à rappeler l’argument économique – l’expertise wallonne et les milliers d’emplois – pour justifier ces exportations[16]. Du côté flamand, le ministre-président Geert Bourgeois s’est dit opposé à un embargo général. La Région flamande doit, elle aussi, ménager un partenaire économique important, notamment dans le secteur de la pétrochimie et du dragage.

Vers un embargo européen ?

Au regard du triste bilan de Riyad en termes de droits humains et de son implication critiquée dans le conflit yéménite, la mise en place d’un embargo européen sur les livraisons d’armes paraitrait nécessaire et cohérente. Pourtant, une telle décision semble à ce jour peu probable tant la monarchie saoudienne reste un allié stratégique et un partenaire économique incontournable pour de nombreux États de l’Union européenne.

Pour justifier de ces relations commerciales embarrassantes, les arguments ne manquent pas : nombreux sont ceux qui louent le rôle stabilisateur de Riyad dans la région ; d’autres préviennent des conséquences d’un effondrement du régime saoudien pour l’ensemble du monde arabe ; ou encore affirment que les armes européennes seraient de toute façon vite remplacées par des armes chinoises. Pourtant, au regard du précédent libyen et des tensions régionales croissantes, il semble urgent de réévaluer avec la plus grande prudence les décisions d’exportations vers l’Arabie saoudite. Quelles sont les garanties du gouvernement wallon que les véhicules blindés légers équipés de canons fabriqués en Wallonie ne seront pas, à terme, utilisés par le régime saoudien dans le conflit au Yémen ou même contre sa propre population ? Dans un pays où « les soldats devraient avoir cinq bras pour pouvoir utiliser toutes les armes belges qu’ils ont achetées »[17], les risques d’accumulation déstabilisatrice ou d’utilisation non souhaitée ne doivent pas être minimisés.

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L’auteur

Christophe Stiernon est chercheur au GRIP pour le projet « Armes légères et transferts d’armes ». Il travaille en particulier sur les questions liées au contrôle des transferts d’armements de l’Union européenne et les instruments internationaux de contrôle des armes légères et de petit calibre.


[1]. Dan Kovalik, « The Obama Administration Should Be Found Guilty of War Crimes in Yemen », Huffington Post, 5 janvier 2016.

[2]. Pour la période 2009-2014. Anthony H. Cordesman, « The Arab-U.S. Strategic Partnership and the Changing Security Balance in the Gulf », CSIS, 13 juillet 2015, p. 57.

[3]. Rapports annuels du COARM établis en application de la Position commune 2008/944/PESC, art. 8, para. 2.

[4]. Soit les catégories ML1, ML2 et ML3 de la liste commune des équipements militaires de l’Union européenne du 9 février 2015.

[5]. Soit uniquement la catégorie ML1. Selon Rapports annuels du COARM , ibid.

[6]. Selon les propos tenus par le ministre-président Paul Magnette, le 4 janvier sur les ondes de BEL-RTL.

[7]. Steven Chase et Daniel Leblanc, « Armoured vehicles in Saudi deal will pack lethal punch »,
The Globe and Mail, 7 janvier 2016.

[8]. Position commune 2008/944/PESC du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.

[9]. Pierre Beylau, « L'Arabie saoudite, indispensable alliée de la France », Le Point, 6 janvier 2016.

[10]. « Yemen: Coalition Drops Cluster Bombs in Capital », Human Rights Watch, 7 janvier 2016.

[11]. Jamie Doward et Tom Dare, « Saudi arms sales are in breach of international law, Britain is told », The Guardian, 9 janvier 2016 et « UK Government breaking the law supplying arms to Saudi say leading lawyers », Saferworld, 16 décembre 2015.

[12]. Brent Bambury et Cesar Jaramillo, « Is Canada failing to live up to its human rights commitments with its arms deals? », CBC, 8 janvier 2016.

[17]. An Vranckx, Frank Slijper et Roy Isbister, « Lessons from MENA », Academia Press, Gand, p. 34.