La Russie sera-t-elle expulsée du Conseil de l’Europe ?

24 June 2019

Ce 24 juin, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe tiendra un vote sur une résolution a priori banale, intitulée « renforcer le processus décisionnel de l'Assemblée parlementaire concernant les pouvoirs et le vote ». Pourtant, derrière ce titre très procédurier se cache une crise majeure qui pourrait provoquer la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe et questionne la manière dont les Européens doivent se comporter avec Moscou.

Qu’est-ce que le Conseil de l’Europe ?

Le Conseil de l’Europe est une organisation internationale composée de 47 États dont les 28 États membres de l’Union européenne. Ses institutions comprennent une Assemblée parlementaire (APCE), un Comité des ministres et enfin l’élément le plus connu, la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) qui veille au respect de la Convention européenne des Droits de l’homme signée par tous les États membres. Cette convention a pour but la préservation de la démocratie, de l’état de droit et des droits humains.

Crédit photo : Conseil de l'Europe (Flickr/Congress of local and regional authorities)

La Russie et le Conseil de l’Europe, une histoire compliquée

La demande d’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe date de 1992 mais il faudra attendre 1996 (et une suspension de la procédure d’adhésion pour cause de guerre en Tchétchénie) pour que la Russie soit pleinement membre du Conseil. Si la situation des droits humains n’était guère brillante à l’époque, l’adhésion est acceptée pour deux raisons. L’une géopolitique (redynamiser le Conseil de l’Europe en fournissant un forum commun entre l’Europe et la Russie) et l’autre, une volonté d’accompagner la démocratie russe en transition[1]. Il est à cet égard indéniable que l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe a eu un impact bénéfique au niveau du respect des droits humains et des libertés fondamentales en Russie, en particulier via la jurisprudence de la CEDH[2]. Toutefois, la situation s’est largement détériorée depuis le début des années 2010. La Russie a ainsi introduit des lois limitant sévèrement l’activité des ONG (lois sur les « agents de l’étranger »[3]), ciblant les citoyens LGBT (lois sur la « propagande gay ») et renforçant la censure. La situation en Tchétchénie et en Crimée n’a fait qu’alourdir le tableau. Plus grave, le parlement russe a adopté en 2015 une loi permettant aux tribunaux russes de ne pas appliquer la jurisprudence de la CEDH[4].

Cette loi n’a pas encore été appliquée mais elle est très problématique au regard des engagements de la Russie au sein du Conseil de l’Europe. La situation en Russie n’a donc pas évolué comme les membres du Conseil de l’Europe l’avait espéré en acceptant son adhésion en 1996.

Retour aux origines de la crise

La crise actuelle trouve son origine en 2014 lors de l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et des actions militaires russes en soutien aux séparatistes ukrainiens. Le Conseil de l’Europe a dès lors adopté une résolution contenant des sanctions vis-à-vis de la délégation parlementaire russe, notamment la suspension du droit de vote des membres de la délégation ainsi que du droit d’être élu comme rapporteur, du droit d’être membre d’un comité ad hoc sur l’observation des élections et du droit de représenter l’Assemblée au sein du Conseil de l’Europe ainsi qu’à l’extérieur[5]. La résolution précise que la délégation russe retrouvera tous ses droits si la Russie réalise « des progrès tangibles et mesurables » pour se conformer aux principes du Conseil de l’Europe. Ces sanctions ont été prolongées en 2015[6].

Effets de ces sanctions et réaction russe

Si la délégation russe pouvait bien siéger à l’Assemblée parlementaire, elle ne pouvait donc voter lors des élections qui désignent le Commissaire aux droits de l’homme, le Secrétaire général[7] et les juges qui siègent à la CEDH. En 2016, la Douma (parlement russe) a suspendu sa participation aux séances plénières et en 2017 le gouvernement russe a arrêté de payer, d’abord partiellement et ensuite totalement, ses contributions au budget du Conseil. Cette suspension de la participation financière russe a eu deux conséquences importantes : tout d’abord, une crise financière au sein du Conseil de l’Europe qui a dû revoir à la baisse ses programmes et ses coûts de fonctionnement. En effet, la contribution russe s’élevait à 7 % du budget total de l’institution, ce qui représente 33 millions d’euros, une somme importante qui impacte le fonctionnement du Conseil. Ensuite, cet arrêt des contributions budgétaires pourrait conduire la Russie vers la porte de sortie. Selon les statuts du Conseil de l’Europe, tout membre qui ne s’acquitterait pas de ses obligations financières pendant deux années pourrait être exposé à une suspension, voire à une exclusion. La date butoir approche puisque la Russie avait cessé ses paiements en juillet 2017. Des déclarations du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, laissaient entendre que la Russie quitterait d’elle-même le Conseil de l’Europe si des États membres demandaient son expulsion[8].

Le Comité des ministres opère une courbe rentrante

Lors de la réunion du Comité des ministres du 17 mai à Helsinki, les États membres ont approuvé la décision intitulée « Une responsabilité partagée pour la sécurité démocratique en Europe – Garantir le respect des droits et obligations, principes, normes et valeurs ». Celle-ci énonce : « Considérant que le Conseil de l’Europe constitue une plateforme importante de dialogue et de coopération rassemblant 47 pays européens, ce qui véritablement lui confère une perspective paneuropéenne unique :

1. rappelle que tous les États membres doivent être autorisés à participer sur un pied d’égalité dans les deux organes statutaires du Conseil de l’Europe, […]» 

Autrement dit, le Comité estime que l’Assemblée n’aurait pas le droit de suspendre ou restreindre les droits de vote des délégués. Pourtant, selon les statuts du Conseil, le Comité des ministres n’a pas autorité sur l’Assemblée. C’est donc bien cette dernière qui est compétente pour décider de ses propres règles de procédure internes.

Une proposition de résolution « procédurale » devant l’Assemblée

Au niveau de l’Assemblée parlementaire, une proposition de résolution a été déposée par la parlementaire belge Petra De Sutter (Groen). Cette proposition sobrement intitulée « renforcer le processus décisionnel de l'Assemblée parlementaire concernant les pouvoirs et le vote »[9] est beaucoup plus importante qu’il n’y parait. En effet, ce texte invoquant un « contexte exceptionnel » propose de déroger au Règlement de l’Assemblée pour inviter les délégations non représentées à participer à la session de l’Assemblée de juin 2019 en vue de l’élection du Secrétaire général du Conseil de l’Europe. De plus, le texte du projet de résolution propose de garantir les droits de vote et de parole des délégués en modifiant le Règlement de l’Assemblée de façon à empêcher toute suspension de ces droits. Les sanctions adoptées dans les résolutions de 2014 et 2015 seraient alors vidées de leur contenu.

Faut-il céder au chantage russe ?

La Russie a clairement fait comprendre son intérêt limité à rester dans le Conseil de l’Europe et a posé ses conditions. Tant que les députés russes ne disposent pas de l’ensemble de leurs droits de vote et que des garanties ne sont pas prises au niveau du règlement de l’Assemblée pour éviter de nouvelles sanctions, la Russie ne retournera pas au Conseil de l’Europe. Le président du comité des affaires internationales de la Douma, Leonid Sloutski, avait ainsi déclaré que faire partie d’une « organisation qui s’essuie les pieds sur la Russie et ne veut que le rétablissement des paiements russes » n’était pas une option. Il ajoutait qu’une assemblée eurasienne dans laquelle la Russie jouerait un rôle dominant remplacerait avantageusement l’Assemblée du Conseil de l’Europe[10].

Du côté des autres États membres, plusieurs types d’arguments sont avancés pour accéder aux demandes russes. Premièrement, le Conseil de l’Europe représenterait un des derniers forums dans lequel la Russie serait connectée à l’Europe. C’est notamment l’argument développé par le Secrétaire général actuel Thorbjorn Jagland qui craint l’apparition d’une nouvelle ligne de fracture en Europe. Cet argument est contestable puisque le Conseil de l’Europe n’a pas pour mandat de résoudre les crises internationales mais bien d’assurer le respect de l’état de droit et des libertés fondamentales. Un autre argument plus pertinent est celui du sort des défenseurs des droits humains en Russie, pour qui la CEDH représente souvent le dernier espoir d’obtenir justice. Un collectif de défenseurs des droits humains sous la coupole du Moscow Helsinki Group a publié un mémorandum en novembre 2018 exposant la situation difficile qui serait la leur sans possibilité de recours devant la CEDH. « Ceux qui veulent punir le Kremlin se trompent de cible : ce n’est pas le gouvernement russe mais bien le public russe qui va souffrir le plus. Pour les millions de personnes qui résident en Russie, la Cour européenne des droits de l’homme est un ultime espoir de justice qu’ils ne peuvent pas trouver dans la plupart des cas en Russie. Des milliers de jugements ont eu un impact positif significatif sur les lois russes et les pratiques judiciaires russes. »[11]

Tout en reconnaissant que la Russie opère un chantage (contributions financières contre levée des sanctions visant le droit de vote de sa délégation), les défenseurs des droits humains russes pourraient être victimes d’un autre chantage. Ainsi, comme décrit plus haut, les partisans d’un maintien de la Russie au sein du Conseil de l’Europe avancent que la situation des droits humains en Russie pourrait se dégrader très rapidement en cas de « Ruxit », y compris par le rétablissement de la peine de mort[12]. La Russie peut donc mettre le Conseil de l’Europe devant le choix suivant : entériner les actions déstabilisatrices de la Russie (annexion de la Crimée, guerre dans l’est de l’Ukraine, troupes en Transnistrie) ou porter la responsabilité de l’aggravation de la situation des droits humains en Russie.

Cette stratégie illustre le manque d’intérêt de la partie russe pour les droits humains et les libertés fondamentales, qui sont utilisés comme moyen de pression pour normaliser les actions de Moscou au niveau international. L’acceptation de ce chantage ne pourrait que dévaluer l’engagement en faveur de la sauvegarde de droits humains qui est celui du Conseil de l’Europe. La Russie a récemment jeté de l’huile sur le feu en annonçant que la délégation russe, si elle est autorisée à voter, comprendrait des députés élus en Crimée. Or, ces derniers ont été sanctionnés par l’Union européenne[13].

Crédibilité du Conseil de l’Europe

Lorsque des sanctions internationales sont adoptées, la logique voudrait que leur levée se fasse lorsque les conditions qui ont mené à leur adoption ont disparu ou ont trouvé une solution acceptable. Il en va de la crédibilité même du mécanisme de sanctions et de l’institution qui les a édictées. Or, dans ce cas-ci, la Russie n’a satisfait à aucune des demandes qui lui ont été adressées. Que reste-t-il donc de la crédibilité des sanctions énoncées par le Conseil de l’Europe si celles-ci sont annulées sans avoir obtenu un quelconque changement de la part des acteurs sanctionnés ?

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Auteur

Denis Jacqmin est chercheur au GRIP dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ». Il a été observateur international pour les missions SMM Ukraine (2014-2015) et EUMM Georgia (2012-2013).


[1]. MASSIAS, Jean-Pierre, « La Russie et le Conseil de l’Europe : dix ans pour rien ? », IFRI/Russie.Nei.Visions, n°15, 2007.

[2]. Idem.

[3]. Amnesty International, Russie : 4 ans sous la loi « agent de l'étranger », 18 novembre 2016.

[4]. Schrek, Carl, Russian Law On Rejecting Human Rights Courts Violates Constitution, Experts Say, Radio Free Europe/ Radio Liberty, 16 décembre 2015.

[5]. Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Réexamen, pour des raisons substantielles, des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation russe », Résolution 1990 (2014).

[6]. Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Contestation, pour des raisons substantielles, des pouvoirs non encore ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie », Résolution 2034 (2015).

[7]. L’élection du prochain Secrétaire général aura d’ailleurs lieu lors de la session parlementaire du 24 au 28 juin. Didier Reynders, actuel ministre belge des Affaires étrangères et de la Défense est officiellement candidat. https://www.coe.int/fr/web/portal/-/election-of-the-secretary-general-the-committee-of-ministers-submits-candidatures-to-the-parliamentary-assemb-1

[9]. Rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Renforcer le processus décisionnel de l'Assemblée parlementaire concernant les pouvoirs et le vote », Doc. 14900, 6 juin 2019.

[10]. Слуцкий заявил, что Россия вряд ли вернется в ПАСЕ в 2019 году, Tass, 9 octobre 2018, cité par Dmitrichenko, Anastasia, The Russian Question and the Council of Europe: where is the conflict headed?, 17 janvier 2019.

[12]. Contrairement aux promesses formulées par la Russie lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, la Russie n’a pas ratifié le Protocole 6 (abolition la peine de mort). Un moratoire est actuellement en place.

[13]. Kharkiv Human Rights Protection Group, Council of Europe’s reinstated Russian delegation would likely include illegal ‘deputies’ from occupied Crimea, 14 juin 2019.

 

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