Il y a 40 ans débutait la crise des euromissiles

10 Décembre 2019

Le 12 décembre 1979 débutait ce qu’on a appelé « la crise des euromissiles », par la célèbre « double décision » prise par les représentants des pays de l’OTAN, réunis au quartier général de l’OTAN à Evere. D’une part, ils décidaient d’engager l’installation de nouvelles armes nucléaires en Europe de moyenne portée (de moins de 5 500 km). Il s’agissait de fusées Pershing II en Allemagne, et de missiles de croisière dans cinq pays : Allemagne, Italie, Angleterre, Pays-Bas et Belgique. D’autre part, ils prévoyaient de lancer des discussions avec les Soviétiques afin de tenter de négocier le retrait de leurs SS-20, des missiles nucléaires de moyenne portée, qu’ils avaient commencé à déployer fin 1977 à proximité des frontières des pays de l’OTAN. Ces SS-20, mobiles et très performants, remplaçaient progressivement d’anciens missiles.

Crédit photo : Poursuite des mouvements pour le désarmement en Europe, ici en 1983 à La Haye (Pays-Bas) (Wikipédia)

Cette décision de l’OTAN était une riposte face aux Soviétiques dans le contexte d’une course aux armements que se livraient les deux blocs antagonistes depuis 1945, le Pacte de Varsovie mené par l’URSS d’une part, et l’OTAN dirigé par les États-Unis d’autre part. On était à ce moment en pleine Guerre froide.

Ce sont les Américains qui ont fabriqué les premiers l’arme nucléaire en 1945. Les Soviétiques ont suivi en 1949. Les Américains ont poursuivi cette course en tête en déployant des arsenaux impressionnants. Vers 1965, les États-Unis disposaient de 30 000 têtes nucléaires alors que les Soviétiques en avaient 5 000. Ce déséquilibre incita l’URSS à consacrer d’énormes moyens pour rattraper « l’autre camp ». Or, c’est précisément autour de 1979 que le rattrapage se produisit avec environ 25 000 ogives nucléaires des deux côtés, les Américains ayant diminué quelque peu leur stock.

Les négociations avec les Soviétiques, prévues dans la « double décision » de l’OTAN, commencèrent à Genève en octobre 1980. Mais un vent de pessimisme entourait ces premières rencontres entre les deux superpuissances. L’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques fin 1979 et l’élection à la présidence des États-Unis en novembre 1980 de Ronald Reagan, un faucon bien déterminé à s’opposer fermement à l’URSS, ne facilitaient pas l’émergence d’un climat de confiance.

Des gouvernements en difficulté

L’acceptation de la « double décision » de l’OTAN ne fut pas aisée dans de nombreux pays européens, les partis politiques étant divisés entre eux, et parfois à l’intérieur de ceux-ci. En Belgique par exemple, au cours d’un conseil général du Parti socialiste tenu le 8 décembre 1979, les délégués se sont opposés à 95 % à l’installation des euromissiles américains, désavouant ainsi vertement, le ministre belge des Affaires étrangères, Henri Simonet, lui aussi socialiste. Ce dernier quitta d’ailleurs le Parti socialiste en 1985 pour rejoindre le Parti réformateur libéral, plus conforme à ses idées atlantistes.

Le gouvernement belge eut par la suite beaucoup de difficultés à trouver en son sein un consensus pour accepter d’entériner pleinement la « double décision » de l’OTAN. La position belge fut considérée comme assez ambigüe affirmant d’une part que la Belgique ne remettait pas en question la « double décision » de 1979, mais d’autre part qu’elle espérait ne pas devoir accepter l’installation sur son sol les 48 missiles de croisière qui lui étaient destinés. D’où l’espoir des gouvernements belges successifs d’aboutir à un succès dans les négociations de Genève entre Américains et Soviétiques.

Mais en novembre 1983, les Soviétiques quittèrent les négociations de Genève, lorsque les Américains, estimant que les négociations n’avançaient pas assez vite décidèrent de commencer à installer les premiers euromissiles. Les fusées Pershing II arrivèrent en Allemagne à partir de novembre 1983 et les missiles de croisière à partir de novembre 1983 en Angleterre et mars 1984 en Italie.

Comme les discussions américano-soviétiques étaient toujours à l’arrêt, le gouvernement belge décida le 15 mars 1985, sous la pression des autres pays de l’OTAN, d’accepter le déploiement des seize premiers missiles de croisière. Ils arrivèrent en Belgique le lendemain et furent installés sur la base de Florennes.

Les Pays-Bas ont également connu d’intenses discussions au sein des gouvernements successifs depuis 1985. La Chambre des députés néerlandaise vota en novembre 1985 l’acceptation du déploiement de 48 missiles de croisière sur le territoire des Pays-Bas. Mais vu les difficultés vécues par le gouvernement néerlandais, un traité américano-néerlandais dut être négocié. Ce traité fut accepté par le Parlement néerlandais en février 1986 et prévoyait l’installation des missiles de croisière en 1988. Finalement, aucun missile de croisière ne fut installé sur le sol des Pays-Bas.

D’immenses manifestations pacifistes

Dans les cinq pays concernés par l’installation sur leur sol par les euromissiles, tous les gouvernements successifs ont connu des difficultés face à leur opinion publique. Pendant six années, de 1979 à 1985, d’importantes manifestations furent organisées contre l’installation des euromissiles.

En décembre 1979, la première manifestation rassembla 40 000 personnes à Bruxelles. Deux ans plus tard, en octobre et novembre 1981, les manifestants étaient 400 000 à Amsterdam, 300 000 à Bonn, 200 000 à Londres, 200 000 à Bruxelles et 100 000 à Rome.

En octobre 1983, une plusieurs nouvelles manifestations réunirent encore plus de monde. En Allemagne, les manifestants étaient plus de 1,3 million : 450 000 dans la capitale, à Bonn, 300 000 à Hambourg, 300 000 à Stuttgart et 150 000 à Berlin-Ouest. Et dans les autres pays, la mobilisation augmentait aussi : 600 000 manifestants à Rome, 400 000 à Bruxelles et 300 000 à Londres.

En 1985, aux Pays-Bas, une pétition contre l’installation des euromissiles recueillit 3,7 millions de signatures, soit un quart de la population néerlandaise. En octobre 1985, de nouvelles manifestations furent organisées, dont celle de Bruxelles qui rassembla 200 000 manifestants. L’année 1985 marqua la fin des grandes manifestations parce qu’un évènement majeur se produisit et changea entièrement le contexte international. C’est à Moscou que se produisit cet évènement qui allait marquer la fin de la Guerre froide.

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’URSS le 11 mars 1985 fut le déclencheur d’une nouvelle période dans les relations internationales. Bien que prévues depuis plusieurs mois, il est intéressant de noter que c’est le lendemain, le 12 mars, que reprirent à Genève les négociations sur les euromissiles entre Soviétiques et Américains. Deux sommets historiques eurent lieu entre le président américain Ronald Reagan et le nouveau Secrétaire général soviétique Mikhaïl Gorbatchev  en novembre 1985 à Genève et fin décembre 1986 à Reykjavik, en Islande. Le thème principal de leurs discussions était de négocier le lancement d’un vaste programme de désarmement de l’ensemble des armes nucléaires. Malheureusement, après des débuts prometteurs, les ambitions affichées ne permirent pas d’aboutir aussi vite et le sommet de Reykjavik fut considéré comme un échec.

Mais les progrès purent se vérifier sur la question des euromissiles avec la signature à Washington, le 8 décembre 1987, du traité d’interdiction des Forces nucléaires intermédiaires, incluant les euromissiles américains et les SS-20 soviétiques ainsi que toutes les armes nucléaires d’une portée comprise entre 500 à 5 500 kilomètres. Le traité aboutit au retrait et à la destruction de toutes ces armes dans les années qui ont suivi.

Si le désarmement nucléaire généralisé ne put être négocié entre les deux superpuissances à la fin des années 1980, des discussions purent aboutir par la suite à des réductions importantes des armes nucléaires stratégiques à longues portées, celles qui, dans le cadre d’une dissuasion réciproque étaient pointées du territoire américain vers celui de l’URSS, et inversement. En 1985, Américains et Soviétiques disposaient de plus de 65 000 armes nucléaires.  Depuis cette date, leur nombre a continuellement baissé pour atteindre aujourd’hui le nombre de 12 500.

Une évolution récente paradoxale

Bien que de nombreuses personnalités aient régulièrement plaidé pour l’abolition totale des armes nucléaires, certains signes montrent au contraire la reprise de programmes de développement de nouvelles armes nucléaires aux États-Unis et en Russie. Et depuis 1985, de nouveaux pays ont eux-aussi acquis l’arme atomique (Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord) ou tentent de l’obtenir, comme l’Iran.

Signe inquiétant, en août 2019, les États-Unis et la Russie ont mis fin au traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, signé à Washington en 1987. Le 4 novembre 2019, Mikhaïl Gorbatchev a estimé que les récentes dégradations des relations entre la Russie et l’Occident devenaient fort dangereuses. « Aussi longtemps qu’il existera des armes nucléaires, le danger sera colossal. Toutes les nations devraient déclarer que les armes nucléaires devraient être détruites. Cela permettrait de nous sauver, nous et notre planète », a-t-il indiqué.

Plusieurs spécialistes ont néanmoins relativisé les dangers. Une nouvelle course aux armements nucléaire semble peu probable, notamment parce que la Russie a d’importants problèmes économiques, en disposant d’un produit intérieur brut fort réduit – équivalent à celui de l’Italie – et d’un budget de la défense qui n’est pas plus élevé que celui de la France.

Plus importante sans doute est la remontée des dépenses militaires mondiales depuis deux ans surtout à la suite de l’augmentation des budgets de défense aux États-Unis et en Chine. Les dépenses militaires mondiales sont estimées actuellement à environ 1 800 milliards de dollars, représentant 2,1 % du produit intérieur brut mondial.

Quel sens a encore ce gaspillage aujourd’hui face à la prise de conscience de la réalité des vraies menaces ? Ne serait-il pas davantage utile pour la sécurité internationale de consacrer des moyens financiers par exemple à la lutte contre le réchauffement climatique ou pour contribuer à accélérer le développement de l’Afrique ?

Auteur

Bernard Adam, Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) de 1979 à 2010.