70 ans après la Déclaration universelle, quel bilan pour les droits humains?
Le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) est adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, alors composée de 58 États membres, au Palais Chaillot à Paris. Souvent considérée comme le fondement juridique de la protection internationale des droits de l’Homme, cette déclaration, traduite dans plus de 500 langues, est la première affirmation mondiale de la dignité et de l’égalité inhérentes à tous les êtres humains.
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L’élaboration de la Déclaration universelle
C’est après la Seconde Guerre mondiale, et à la suite de la création de l’Organisation des Nations unies (ONU), que le Comité de rédaction, une commission restreinte placée sous le patronage de la Commission des droits de l’Homme de l’organisation, mène le travail de rédaction de la déclaration à partir de juin 1947. Ce comité se compose de représentants de différents États partenaires sélectionnés en fonction de critères géographiques : Peng-Chun Chang (Chine), Charles Malik (Liban), René Cassin (France), John Peter Humphrey (Canada), William Roy Hodgson (Australie), Hernan Santa Cruz (Chili), Charles Dukes (Royaume-Uni), Alexander Bogomolov (URSS), et présidé par l’Américaine Eleanor Roosevelt. Il faut souligner qu’aucun représentant d’obédience musulmane, ou issu du continent africain ne prit part à ce comité, ce qui peut porter à discussion quant à la portée universelle de son contenu.
Un événement historique
Bien qu’il s’agisse de la première proclamation des droits de l’Homme à vocation universelle, cette déclaration s’inscrit dans la continuité de nombreux textes, comme la Déclaration anglaise des droits de 1689, ou la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen proclamée en France cent ans plus tard. La DUDH reste cependant un événement historique, car c’est le premier document à proposer un consensus sur la véritable valeur de l’être humain, en tâchant de s’émanciper du lien à la nature, des considérations religieuses et de l’imaginaire occidental, et ce notamment sous l’impulsion du représentant chinois Peng-Chun Chang.
La DUDH a été adoptée par 50 des 58 États membres que comptait l’organisation en 1948, avec l’abstention de huit pays, mais sans aucune contestation. Bien qu’une grande partie du monde, comme les États vaincus ou les différentes colonies, n’ait pas été représentée au sein du Comité de rédaction, la déclaration a rapidement acquis une envergure internationale grâce à la qualité de sa rédaction, la diversité des origines nationales de ses rédacteurs, et par son approbation quasi unanime par les États alors représentés à l’Assemblée générale.
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Les droits énoncés par la déclaration
La déclaration est composée de 30 articles et d’un préambule. Elle contient des droits civils et politiques comme le droit à la vie, et des droits économiques et sociaux, comme le droit à l’éducation. En revanche, on ne retrouve pas dans la DUDH les droits collectifs, tels que le droit à un environnement décent. En effet, cette catégorie de droits ne commence à se développer que dans la seconde moitié du XXe siècle. Malgré l’impulsion d’universalité induite par le Comité de rédaction, l’idéologie des droits de l’Homme a d’abord été diffusée depuis son terreau d’origine occidentale. Cette spécificité culturelle a pu permettre aux puissances occidentales de justifier leurs visées impérialistes, portant les droits humains en étendard. Cependant, en utilisant la rhétorique de leurs adversaires, les militants anti-impérialistes ont pu puiser dans ces droits de l’Homme les arguments pour nourrir leurs revendications politiques. Par ailleurs, on remarque que parmi les droits énoncés, la déclaration ne mentionne pas le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un droit pourtant proclamé dès le premier article de la Charte des Nations unies de 1945. On voit ici que l’enjeu de cette déclaration était avant tout de proposer un consensus à vocation universelle sur un certain nombre de droits, sans être exhaustif.
La DUDH : une portée essentiellement symbolique ?
La portée juridique de la déclaration elle-même est faible, puisqu’il s’agit en réalité d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. Elle n’est de ce fait pas juridiquement contraignante, à l’inverse d’un traité international. Ainsi il n’est pas possible de l’invoquer devant un juge.
La portée de ce document est donc principalement symbolique, et s’appuie sur l’autorité morale que lui confère sa reconnaissance par la grande majorité des États du monde, les 193 États membres de l’ONU. Elle permet malgré tout de s’accorder sur une définition, sur une approche commune et une liste des droits humains, à l’échelle internationale.
Il était prévu, au début des années 1950, d’accompagner cette déclaration d’un traité international à valeur contraignante. Cependant, le début de la Guerre froide, et les profonds désaccords idéologiques qui l’accompagnent, ont contraint l’Assemblée générale à s’orienter vers la rédaction de deux pactes distincts. En effet, les puissances occidentales entendaient privilégier surtout les droits civils et politiques, tandis que les pays du bloc de l’Est défendaient davantage les droits économiques, sociaux et culturels. Devant la persistance des désaccords, la Commission des droits de l’Homme élaborera deux textes distincts : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et le Pacte international relatif au droit économiques, sociaux et culturels, adoptés en 1966, et entrés en vigueur en 1976. Avec la DUDH, ils forment la Charte internationale des droits de l’Homme, fondement de la protection internationale des droits humains.
De façon plus globale, la DUDH reste la source de plus de 80 déclarations et traités internationaux, un grand nombre de conventions régionales, de projets de lois nationaux ou de dispositions constitutionnelles, qui constituent un système global juridiquement contraignant. Cependant, les traités internationaux sont tardifs, et ont été largement, mais pas universellement, ratifiés. À ce jour, 80 % des États membres de l’ONU ont ratifié au moins quatre des neufs traités internationaux relatifs aux droits humains.
Quel bilan, 70 ans après la promulgation de la déclaration ?
La prolifération des normes de protection des droits humains a conduit à une certaine opacité du système international de protection de ces droits, ainsi qu’à une réelle inégalité, notamment relative à la situation géographique. En effet, dans les pays qui sont signataires d’instruments régionaux, on constate que leurs droits sont bien mieux protégés par le système régional que par le système universel. Ces systèmes régionaux se réfèrent généralement à la DUDH, reprenant en partie sa formulation, mais en prévoyant immédiatement la mise en place de mécanismes de contrôle, comme des examens périodiques ou une instance judiciaire habilitée à prononcer des décisions contraignantes à l’encontre des États. Ces mécanismes se distinguent profondément les uns des autres par leur degré d’institutionnalisation et par l’effectivité des possibilités de contrôle des États. Cependant, ces systèmes régionaux restent absents de certains espaces géographiques, notamment en Asie, ce qui illustre bien l’inégalité qui existe concernant l’accès aux mécanismes de protection des droits humains.
La vocation universelle de la déclaration pourrait donc être un obstacle à son application effective. La DUDH et tous les textes qui en découlent ne sont pas parvenus à empêcher les pires violations pendant les nombreuses guerres qu’a connu le monde depuis 1948, certaines impliquant directement les pays rédacteurs de la déclaration. Les septante dernières années ont en effet été le théâtre, notamment, de la guerre d’Algérie pour la France, du Vietnam pour les États-Unis, du Goulag en URSS, de la révolution culturelle en Chine, des dictatures latino-américaines, puis des guerres en Yougoslavie, au Moyen-Orient et en Afrique jusqu’à nos jours.
À la fin des années 1980 et début des années 1990, après notamment la chute du mur de Berlin et la fin de l’Apartheid, les principes des droits de l’Homme semblaient s’imposer comme la charte incontournable des valeurs inspirant la gouvernance mondiale. Le programme politique libéral défini par la DUDH paraissait avoir gagné la partie, au moins sur le plan idéologique.
Quelques années plus tard cependant, la montée en puissance des contestations politico-religieuses, des populismes et des politiques nationalistes ou identitaires, la déflagration du terrorisme islamiste et les attentats du 11 septembre 2001 qui ont déclenché une « croisade » américaine en Irak, prétendument au nom de la démocratie et des droits de l’Homme, sont autant d’exemples qui nous rappellent cruellement que le chemin est long avant une reconnaissance universelle des droits proclamés par la DUDH. Selon l’organisation non gouvernementale Freedom House, qui s’appuie sur la DUDH dans son évaluation annuelle des droits et libertés individuelles, la situation mondiale s’est en effet considérablement détériorée ces dix dernières années.
L’heure est donc aux questionnements. La Déclaration universelle des droits de l’Homme a incontestablement été le point de départ d’une reconnaissance internationale des droits humains, qui ont réellement progressés à travers l’élaboration de conventions internationales et la création d’un espace public mondial faisant de la défense des droits humains un sujet de discussion sans frontières, et grâce aussi au rôle fondamental des organisations non gouvernementales. Mais il faut bien admettre que la protection des droits humains a aujourd’hui perdu de sa sacralité.
Certains suggèrent, comme le professeur Bertrand Badie, de réécrire une déclaration réellement universelle, qui serait le fruit d’un consensus entre les 193 États représentés aujourd’hui à l’ONU, et qui intégrerait des droits nouveaux, notamment les droits collectifs évoqués précédemment. D’autres, dont François de Vargas, ancien secrétaire général de l’Association pour la prévention de la torture, considèrent qu’une telle réécriture serait une opération dangereuse et qu’il vaut mieux s’en tenir au texte initial de 1948. Mais une question demeure : comment passer des droits proclamés dans les textes, à des droits effectifs pour l’ensemble des citoyens du monde ?
Auteure
Chercheuse stagiaire au GRIP, Tessa Fardel est titulaire d’un Master 1 de Droit pénal, et actuellement étudiante en Master 2 de Relations internationales, à l’ULB.