RCA: difficile politique d’apaisement. La justice transitionnelle menacée?
Malgré la signature de plusieurs accords politiques depuis 2016, les groupes armés omniprésents dans douze des quatorze provinces de la République centrafricaine (RCA) poursuivent leurs exactions. Depuis début 2017, un nouveau cycle de violences communautaires et confessionnelles, rappelle celui de 2013-2014. Pour apaiser les tensions et tenter de restaurer son autorité dans le pays, le président Touadéra a fait le choix en septembre 2017 de tendre la main aux groupes armés en proposant d’intégrer plusieurs de leurs représentants dans son gouvernement. Pourtant, le rapport de l’ONU de décembre 2017 dresse un bilan alarmant de la situation dans le pays, dont « les conditions de sécurité ne cessent de se détériorer ». Le point épineux de la justice transitionnelle pourrait expliquer en partie ce problème. Si la majorité des groupes souhaitent obtenir une amnistie complète et inconditionnelle, le président a réitéré à plusieurs reprises sa détermination à traduire en justice toutes les personnes ayant commis des exactions envers les populations civiles. Les résultats pour l’instant mitigés de la politique d’apaisement de Touadéra risquent-t-ils d’inciter ce dernier à accepter certaines conditions des groupes armés qui marginaliseraient à terme le processus de justice transitionnelle ?
(Crédit photo: Casques bleus de l'ONU en Centrafrique | MINUSCA)
Des groupes armés en position de force
Actuellement, dix-huit groupes armés, fortement divisés en interne, semblent contrôler près de 80 % de la RCA. La majorité des combats ont lieu dans le sud-est et le nord-ouest entre les factions anti-balaka
(à majorité chrétienne) et les ex-Séléka (à majorité musulmane) pour des raisons communautaires et des conflits d’intérêt économiques (transhumance, minerais…). Par ailleurs, une multitude d’hommes armés provenant de pays voisins (Soudan du Sud, RD Congo…), la plupart du temps « mercenaires », ont profité de l’instabilité régionale pour s’implanter en RCA. Les groupes armés instrumentalisent « un patriotisme de façade » et des « discours discriminatoires » (dernièrement très présents chez les anti-balaka) pour recruter en majorité auprès d’une jeunesse en quête d’emploi. Les factions bénéficient d’un accroissement du trafic d’armes transitant par les pays limitrophes de la RCA, contrôlent des territoires au sein desquels elles s’adonnent à la prédation (pillage, exploitations des mines de diamants et d’or…) et établissent des barrières routières pour se financer.)
Des semblants d’administrations parallèles sont créés sur de vastes régions et la majorité des factions ont tendance à passer des accords intergroupes circonstanciels de cessez-le-feu qui ont du mal à s’inscrire dans la durée. Le 9 octobre 2017, à Ippy, un accord a été signé entre trois groupes majeurs : les factions ex-Séléka « Union pour la Centrafrique » (UPC) et « Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique » (FPRC), ainsi que le groupe anti-balaka « Rassemblement des Républicains » (RDR). L’accord avait permis de stabiliser très temporairement le centre du pays et de mettre fin à un an de combats dans cette région stratégique, qui regorge de nombreuses ressources diamantaires. Mais cette coalition a pris fin début décembre 2017, minée par des tensions communautaires et des intérêts économiques divergents. Par ailleurs, le 4 novembre 2017, les anti-balakas de Ngaissona et Mokom ont constitué un mouvement « pacifiste » dénommé « Leaders combattants d’autodéfense pour la résistance » (LCADRE) dédié à la libre circulation des biens et des personnes. D’après les deux chefs du LCADRE, le mouvement devrait prochainement s’élargir aux ex-Séléka du PK5, un quartier de la capitale Bangui.
Officiellement, la plupart des groupes semblent s’inscrire dans une stratégie de conciliation avec Bangui, comme en témoigne leur participation aux accords de paix au milieu de l’année 2017 (à Rome en juin et à Libreville en juillet).
Or, les promesses résultant de ces accords ne sont pas réellement respectées dans les faits, plusieurs puissants groupes armés signataires refusant l’autorité de l’État sur leur zone de contrôle. En fonction des circonstances, certaines factions de la ex-Séléka se présentent comme le bouclier des musulmans et continuent même de brandir la menace du sécessionnisme. Par ailleurs, la plupart des leaders des groupes signataires des accords avec le gouvernement semblent incapables de contrôler l’ensemble de leurs unités. Par exemple, des affrontements meurtriers ont eu lieu le 4 décembre 2017 à Ippy entre anti-balaka et ex-Séléka, au cours desquels Gaëtan Boadé, chef du RDR, a perdu la vie. Certains mercenaires étrangers ou chefs d’unités réticents à la stratégie de dialogue de leurs dirigeants préfèreraient entretenir une situation de chaos pour plusieurs raisons. Cette stratégie leur semble la plus appropriée pour se maintenir en position de force lors de futures négociations avec le gouvernement – en menaçant de se servir des populations comme otages – mais aussi pour poursuivre leur politique de pillage et de prédation économique afin de payer leurs combattants.
Remaniement gouvernemental de Touadéra : des résultats mitigés
Le président Touadéra a indiqué au Secrétaire général de l’ONU, le 28 octobre 2017, qu’une politique d'apaisement et de dialogue avec les groupes armés, « était au centre de sa stratégie » de restauration de l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire.
Le 12 septembre 2017, lors d’un remaniement gouvernemental, Touadéra a nommé ministres plusieurs représentants des factions armées afin d’apaiser les tensions communautaires et confessionnelles. En contrepartie, les soldats des factions sont censés se désengager, stopper les violences et participer aux programmes de DDRR. Si la mesure encouragée par les Nations unies semblait prometteuse pour rétablir le calme dans le pays, le risque persiste cependant de voir les représentants des groupes armés intégrer le gouvernement pour en priorité renforcer le poids de leur région ou groupe communautaire dans la politique centrafricaine, obtenir une amnistie inconditionnelle ou encore régler quelques questions de leadership.
Dans les faits, cette ouverture politique semble n’avoir amélioré que timidement la souveraineté de Bangui sur son territoire. D’autant plus que les programmes parallèles de restauration de l’autorité de l’État ont eux aussi obtenu des résultats fortement mitigés.
D’une part, l’installation des préfets dans le pays est toujours un défi malgré plusieurs remaniements. Les préfets qui ont été déployés manquent de moyens pour restaurer l’autorité d’un État historiquement faible. D’autre part, le programme DDRR lancé en octobre 2016 est miné par les attaques récurrentes intergroupes sur le terrain. Malgré la nomination de certains de leurs membres au gouvernement, des groupes armés comme le FPRC ont continué à mener des exactions, voire à refuser de participer au processus de DDRR tant que certains de leurs hommes resteraient emprisonnés et qu’un solide dialogue politique centrafricain inclusif ne serait pas lancé en amont du DDRR (ce que leur refuse jusque-là Touadéra).
Un processus de justice transitionnelle menacé ?
Des acteurs comme la FIDH craignent en outre que la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale, intégrant des groupes armés actuellement en position de force, entravent les poursuites judiciaires à venir contre des criminels de guerre.
Le Pacte républicain de Bangui de 2015 qui doit mettre en place un solide processus de « justice transitionnelle », suscite encore beaucoup d’espoirs. La Cour pénale spéciale (CPS), chargée de juger l’ensemble des violations des droits de l’homme commis en Centrafrique depuis 2003, et la « Commission vérité, justice et réconciliation » pourraient être opérationnelles d’ici quelques mois. Par ailleurs, la Cour pénale internationale a ouvert une enquête en septembre 2014 sur « une liste interminable d’atrocités » commises par les milices armées depuis août 2012. Enfin, une profonde réforme et réhabilitation du système judiciaire national étaient prévues par le Pacte, ainsi qu’un processus d’amélioration du système carcéral. En réalité, sur le terrain, les cours d’appels centrafricaines tournent au ralenti par manque de crédits et le peu de prisons « opérationnelles » semblent toujours principalement engorgées par des personnes incarcérées pour des délits de droits communs. De plus, si l’ensemble des mesures prévues par le Pacte sont encourageantes sur le papier, il est pour l’instant impossible de les appliquer concrètement en raison de la quasi-absence de contrôle de l’État sur le pays.
Or, même si cela n’a pas été déclaré officiellement, le fait que les crimes de guerre des groupes armés ne soient pas jugés de manière prioritaire est une idée qui n’est pas complètement exclue au sein du gouvernement de Faustin-Archange Touadéra. En faisant ce choix, le dirigeant pourrait s’inscrire dans la position de plusieurs chefs d’États africains, et notamment de son homologue tchadien Idriss Deby. Ce dernier avait indiqué dans une interview à Jeune Afrique qu’un processus de réconciliation nationale inclusif en Centrafrique intégrant l’ensemble des acteurs (même si certains sont criminels aux yeux de la communauté internationale) était un préalable indispensable au rétablissement de la paix. Ainsi, la question de la justice serait réglée dans un second temps, après que les Centrafricains auront laissé « du temps au temps ».
Déjà en 2007, les dirigeants de groupes armés étaient restés impunis après les accords de Syrte et Birao. Lors de la réunion de Benguela en décembre 2016, les leaders de l’ex-Séléka avaient indiqué que l’amnistie était « la solution politique et juridique » indispensable pour apaiser les tensions. Dernièrement, le fait que le gouvernement ait semblé vouloir mettre la main sur la CPS a fait craindre que le processus judiciaire soit potentiellement entravé.
Le 20 novembre 2017, la liste des vingt officiers de police judiciaire qui avait été sélectionnée par le ministre de la Justice pour travailler dans le cadre de la CPS a été réduite de moitié sans explication. Les principaux bailleurs de cette cour (UE, États-Unis, France…) ont fait savoir qu’ils étaient catégoriquement opposés à cette modification, qui n’a pas vu le jour finalement. Certes, la condamnation par la Cour criminelle de Bangui de l’ex chef anti-balaka, Rodrigue Ngaïbona alias « général Andjilo », le 22 janvier 2018 à des travaux forcés à perpétuité a été considérée comme un « premier pas décisif » par la FIDH, mais n’oublions pas que, emprisonné depuis 2015 à Bangui, ce criminel n’était plus une menace directe pour le pouvoir central.
La société civile centrafricaine s’est aussi dite très attachée à la condamnation des auteurs de crimes de guerre. Touadéra avait indiqué, en août 2017, que la Justice resterait « implacable » et qu’il y aurait « zéro impunité avec les meurtriers qui ravagent le pays ». Par le biais des consultations populaires du Conseil de Bangui en 2015 ou via les quelques instruments de dialogue mis à sa disposition par l’État, la société civile, première victime des exactions des groupes armés, n’a cessé de clamer que la justice était une condition sine qua non pour obtenir une paix solide. En collaboration avec Amnesty International, elle a lancé en mai 2017 la campagne « La justice maintenant ! Pour une paix durable en République centrafricaine ».
En somme, la stratégie du président Touadéra, centrée sur une (indispensable) politique d’apaisement avec des groupes armés – via leur intégration au gouvernement – et élaborée dans le but de restaurer une autorité étatique encore loin d’être effective, ne semble pas avoir réellement porté ses fruits sur le court terme. Les seigneurs de guerre sont toujours en position de force et souhaitent pour la majorité d’entre eux coopérer avec le gouvernement de Bangui contre une amnistie inconditionnelle et complète. Il est fort probable que la plupart des groupes refusent de respecter leurs engagements, en partie car le gouvernement leur refuse cette condition. Néanmoins, malgré la nouvelle dégradation sécuritaire, Touadéra doit garder à l’esprit qu’il est impératif pour lui de rompre avec les stratégies « court-termistes » de ses prédécesseurs, qui visaient à accorder une amnistie totale aux auteurs d’exactions. En effet, l’amnistie comprend le risque d’inciter des groupes armés à mettre en place des stratégies criminelles et de déstabilisation pour arriver à leurs fins. La création de la CPS et le lancement d’une profonde réforme de la justice centrafricaine offrent des éléments encourageants pour combattre une « collectivisation » de la responsabilité criminelle sur base communautaire, lancer un sérieux programme de réconciliation nationale, redonner confiance aux Centrafricains et se projeter vers une paix durable. Tout en collaborant efficacement avec la CPS et la CPI, et en comptant sur les bailleurs internationaux, la justice de Bangui devrait pouvoir restaurer un des piliers régaliens de l’État dans l’étroit territoire sous son contrôle. Certes, le gouvernement doit continuer à dialoguer avec les principaux groupes armés signataires pour qu’ils respectent leurs engagements, mais en gardant à l’esprit qu’une solution visant à accorder une complète immunité aux auteurs de crimes de guerre doit être exclue car elle ne contribue pas à résoudre les problèmes récurrents de la RCA.
L’auteur
Clément Lobez est assistant chercheur au GRIP dans la section « Conflits, sécurité et gouvernance en Afrique », sous la direction de Claire Kupper.