Yémen : origines et état des lieux de la crise politique et humanitaire
Durant l’été 2014, des manifestations éclatent dans le Nord du Yémen. Menées par la minorité houthie, elles dégénèrent rapidement en guerre civile, et des milices s’introduisent dans le palais présidentiel à Sanaa le 20 janvier 2015. Une transition est négociée, mais n’aboutissant pas, les Houthis décident de renverser les instances décisionnelles pour créer un Conseil révolutionnaire.
Photo ONU/Amanda Voisard. L’Envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU pour le Yémen, Ismail Ould Cheikh Ahmed, briefe le Conseil de sécurité.
C’est alors que le conflit connait une accélération. Le 24 février 2015, le président Abd Rabbo Mansour Hadi est contraint à la démission, et malgré le refus du Parlement, il est poussé hors de la capitale. Avec la fuite d’Hadi vers Aden puis en Arabie saoudite, l’affrontement s’internationalise. En effet, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) dénonce un coup d’État et demande le retour du président Hadi. Une coalition régionale menée par l’Arabie saoudite réaffirme son soutien au président légitime Hadi lors du sommet de la Ligue arabe tenu en Égypte les 28 et 29 mars[1]. L’opération «Tempête décisive» est alors mise sur pied dans le but de «protéger la frontière saoudienne et de défendre le gouvernement légitime du Yémen» selon le porte-parole des Nations unies. Dans la foulée, la résolution 2216 est votée le 14 avril par l’ONU. Elle impose un embargo sur la vente d’armes à destination des Houthis et à leurs alliés au Yémen. En votant cette résolution, la communauté internationale laisse le champ libre à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pour mener ses opérations, celle-ci pensant pouvoir réhabiliter rapidement le président Hadi. Dix-sept mois plus tard, il est intéressant de faire le bilan d’un conflit meurtrier qui s’enlise et s’est mué en catastrophe humanitaire majeure. Ce conflit, qui est souvent présenté à l’aune de l’opposition irano-saoudienne, trouve ses racines profondément ancrées dans la construction nationale et les enjeux stratégiques régionaux complexes et ambigus.
Aux origines du contexte politique et social
La réunification du Yémen est officiellement actée le 22 mai 1990 entre la République démocratique et populaire du Yémen (Yémen du Sud) et la République arabe du Yémen (Yémen du Nord). Région «prospère» et peuplée de 12 millions d’âmes, le Nord s’oppose au Sud qui est un territoire vaste et peu peuplé (3 millions). Ces divisions profondes se sont perpétuées et des griefs historiques ont mené à un sentiment d’aliénation au sein de la population vivant au Sud, s’estimant lésée par des retombées économiques insuffisantes de la réunification.
Au Nord, la minorité houtie a le sentiment d’avoir été trop longtemps marginalisée par la forte concentration du pouvoir au niveau du gouvernement central. Parce qu’au fil des années, l’État n’a pas été à même de répondre aux demandes sociales inhérentes aux groupes particuliers, la cohésion yéménite s’est maintenue autour des minorités et tribus éparpillées au travers du territoire. Profondément intégrées au cœur du tissu social local, elles jouent un rôle important dans la stabilité du pays. Le président doit donc tenir compte de ces différents intérêts pour garder sa légitimité et son autorité ; la profonde imbrication des tribus, des mouvements politiques et de l’État n’a jamais permis au Yémen que de maintenir un équilibre extrêmement précaire.
Au Nord, la minorité houthie est présente à la frontière avec l’Arabie saoudite (région de Sa’dah) et également à Sanaa. Le Houthisme est un courant zaydiste revivaliste chiite mené par Abdul-Malik Al-Houthi, qui se différencie du chiisme duodécimain iranien. Avec la réunification yéménite, ce mouvement, initialement religieux, se transforme peu à peu en courant politique avec, en 1992, la création du mouvement Ansar Allah.
Entre 2004 et 2015, différentes manifestations éclatent et engendrent une spirale de violence appelée «Les six guerres de Saada», actant la transformation définitive des Houthis en une véritable rébellion armée contre le pouvoir central. En effet, le président Saleh, qui dirige le pays depuis 1978, – pourtant issu lui-même de la minorité houthie – n’a jamais hésité à mener des opérations militaires contre ce groupe rebelle. L’Iran a souvent été accusé de soutenir les Houthistes au fil des années. Bien qu’une aide ait effectivement été fournie, l’appui iranien dans l’actuel conflit est à minimiser et est bien loin de l’idée véhiculée par l’Arabie saoudite qui voudrait que le conflit au Yémen soit perçu comme un affrontement par procuration avec l’Iran.
Au Sud du pays, la préoccupation majeure du gouvernement est la présence d’AQPA : Al-Qaïda dans la péninsule arabique. Issu de l’alliance entre les djihadistes saoudiens et yéménites en 2009, AQPA est d’inspiration salafiste et affiche une politique profondément anti-chiite. Le gouvernement n’hésite donc pas à sous-traiter la lutte contre les Houthistes aux djihadistes présents dans le Sud-Est du pays. Cela permet à AQPA de s’établir durablement sur le territoire avec la création de structures solides. À la faveur de la Révolution yéménite de 2011 qui voit la capitale secouée par de nombreuses manifestations et mène à l’éviction du président Saleh, AQPA en tire profit pour étendre ses positions en direction du Sud-Ouest, d’Azzan vers la province d’Abyan et sa capitale Zinjibar. En réponse aux demandes sociales locales, le groupe cherche alors à renforcer son ancrage au travers de la distribution d’eau, de nourriture ou en fournissant de l’électricité, et ce, jusqu’à la contre-offensive du gouvernement à partir de mai 2012.
Lors de manifestations à Aden en 2007, le Mouvement du Sud (Al Hirak Al-Jannbi) se fait connaitre en agrégeant les griefs et les frustrations historiques locales issues de la réunification autour d’un unique mouvement contre le président Saleh. À l’été 2015, profitant des affrontements entre Houthistes et Hadistes, le Mouvement du Sud cherche alors à valoriser ses intérêts locaux propres alors même que les deux camps tentent d’instrumentaliser son appui pour légitimer leurs interventions pour le contrôle d’Aden.
En filigrane de ces différents conflits, un processus de dialogue national a débuté au milieu de l’an 2000 mais avorte à la fin de l’année 2012. La légitimité du président Hadi, alors fraichement nommé, vacille dangereusement à la suite des protestations de la minorité houthie, s’estimant spoliée dans la proposition de fédéralisation du pays. Ces protestations dégénèrent rapidement en conflit armé avec la prise d’Amran durant l’été 2014. L’ancien président Saleh, revanchard après avoir été évincé par la médiation saoudienne, soutient le mouvement houthi en mobilisant ses réseaux militaires et sécuritaires encore en place, ce qui a facilité la prise de Sanaa par les Houthistes le 20 janvier 2015.
Internationalisation du conflit : l’opération Tempête décisive
Avec le lancement de l’opération «Tempête décisive», suivie par l’opération «Restaurer l’espoir» le 22 avril 2015, la coalition formalise son engagement au côté du gouvernement en exil dans «une guerre qui est menée pour le peuple yéménite», selon le lieutenant saoudien al-Ruwaili. Le rôle de l’Arabie saoudite est central comme l’atteste l’augmentation de son budget militaire qui a bondi de 50 milliards USD en 2012 à 87 milliards USD en 2015, soit le troisième budget militaire mondial. Ces dépenses représentent 13,5 % de son PIB. Plus impressionnant encore, les importations saoudiennes d’armements ont crû de 275 % entre la période 2006-2010 et 2011-2015. Les Émirats arabes unis, deuxième contributeur au sein de la coalition, ont, quant à eux, un budget de défense de près de 23 milliards USD en 2015. Ensemble, ces deux pays ont importé près de 10 % du total des armes dans le monde entre 2011 et 2015.
L’opération militaire terrestre a été impulsée par le jeune prince héritier saoudien Ben Salmane, récemment nommé ministre de la Défense et voulant s’affirmer comme nouvel homme fort au sein de l’État saoudien. Mais, malgré des budgets militaires et des importations en forte hausse, et des capacités technologiques supérieures, le conflit s’enlise depuis la reprise d’Aden et la coalition peine à reprendre Sanaa. Non seulement la coalition doit faire face à un manque important d’effectifs militaires disponibles, difficilement balancé par l’apport de contingents étrangers (érythréens ou des mercenaires colombiens), mais le manque de coordination entre les acteurs, la faible capacité de commandement opérationnel et le peu d’entrainement au combat des troupes coalisées représentent de réels handicaps dans la conduite des opérations. Parce que les opérations terrestres sont peu efficaces, la coalition procède à des frappes aériennes dont la faible précision provoque d’importants dommages collatéraux. Au 30 août 2016, l’ONU a recensé 3 799 civils tués dont 60 % à travers des frappes aériennes de la coalition. Enfin, les jeux de pouvoir entre les pays de la coalition se font ressentir. Une série de rapports du Haut-Commissariat de l’ONU et de la société civile ont dénoncé «les violations des droits de l’homme commises: frappes ciblant délibérément des civils, confusion régulière d’objectifs militaires et de bâtiments civils et nombre extrêmement élevé de victimes collatérales». De plus, l’Arabie saoudite a toujours fait obstacle à la réalisation d’enquêtes indépendantes alors que des rapports accablants conduits par l’équipe d’évaluation conjointe des incidents des Nations unies (JIAT) font état d’attaques contraires au Droit international humanitaire, notamment des frappes aériennes contre des immeubles résidentiels, des hôpitaux de Médecins sans frontières ou contre des marchés.
Bien qu’il existe un cadre légal européen en matière d’exportation d’armes et que le Parlement européen ait adopté en janvier 2016 une résolution appelant à la mise en place d’un embargo sur les armes vers l’Arabie saoudite, à ce jour, aucun État membre, détenant la compétence exclusive en la matière, n’a pris de mesure concrète dans ce sens. Certes, des voix se sont élevées en Grande-Bretagne (dissensions au sein du Comité de contrôle parlementaire sur l’exportation d’armes), en Suède (avec le blocage de vente d’armes) et aux Pays-Bas (le Parlement a intégré la résolution du Parlement européen dans sa loi nationale). Les contestations se font de plus en plus pressantes et dans cette optique s’est ouvert au Koweït sous l’égide de l’ONU le 3e cycle de négociation réunissant les parties coalisées, les Houthistes et les Américains le 21 avril 2016. Ces négociations se sont poursuivies durant une partie de l’été, mais n’ont pas abouti. Elles portaient sur le retrait de l’armée houthie de Sanaa ainsi que des zones environnantes et sur le transfert de leur armement lourd à une tierce partie dans le but de former un gouvernement d’unité nationale. Le 28 août dernier, cette proposition a été réitérée, sans pour autant qu’il ait eu de réponse officielle de la part des Houthistes.
Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne notamment, ont facilité les actions menées par la coalition à travers la vente d’armes, un soutien logistique et l’échange d’informations stratégiques. Les ventes d’armes vers l’Arabie saoudite et les EAU entre 2011 et 2015 représentent 19 % des exportations américaines, 46 % des exportations britanniques ; et 40 % des exportations françaises vont aux pays de la coalition selon le SIPRI. Notons également qu’en 2015, 65 % des licences d’exportation d’armes accordées par la Région wallonne avaient pour direction le Proche et Moyen-Orient, pour un total de 621 millions EUR.
Au Sud, fort de la relation créée avec la population locale, AQPA a étendu sa présence en direction de l’Ouest, vers les provinces d’Abyan, de Shabwa, d’Hadramaout et même à Aden. La prise du port de Makoula en avril 2015 marque l’apogée de son expansion alors que l’organisation se voit confrontée à de nouveaux défis. En effet, depuis 2014, l’État islamique est entré en compétition avec AQPA, employant les mêmes procédés comme les attentats-suicides contre les soldats houthis, contre les mosquées chiites ou dans les centres villes. Ensuite, les Américains ont mené une série d’opérations, notamment la fameuse attaque de drone ayant mené à la mort du leader d’AQPA, Nacer Al Wuhayshi, le 12 juin 2015. Bien que malmené et ayant dû céder du terrain, l’AQPA garde des moyens de mener des attaques asymétriques et reste implantée à Aden et dans l’Ouest.
Un bilan catastrophique
Les bombardements massifs et indiscriminés opérés par la coalition ainsi que les attaques menées par les rebelles houthistes ont été d’une rare violence et ont entrainé le pays dans une crise humanitaire sans précédent. Cette escalade de violence a conduit à l’impasse alors que ce conflit a déjà provoqué plus de 10 000 victimes, trois millions de déplacés et 14 millions de personnes souffrant du manque de nourriture. À l’heure où la société civile semble s’émouvoir de la tournure que prennent les événements, la communauté internationale, les pays exportateurs d’armes en tête, s’interrogent sur leur rôle en tant que co-responsables de violations du droit international humanitaire. Les pays occidentaux semblent tiraillés entre cette responsabilité morale et juridique et l’alliance nouée avec les pays du Golfe, garantissant stabilité régionale et rempart contre la montée de l’islamisme radical. Avec l’échec du troisième cycle de négociations de paix en août, les combats ont repris, rendant une sortie de crise encore plus improbable. Parce que les belligérants campent sur leurs positions, il est impératif que les Nations unies prennent enfin leurs responsabilités en tant que médiateur crédible et insuffle une dynamique soutenue par les différents pays alliés. Les pays alliés et exportateurs d’armes devraient soutenir ce mouvement tout en appliquant le principe de précaution dans l’exportation d’armes. Ce double mouvement aurait pour effet de mettre les pays coalisés sous pression et les pousseraient à trouver un compromis politique réel alors que la solution militaire a jusqu’ici été privilégiée.
L’auteur
Victor Henriette est titulaire d’un master de relations internationales et chercheur-assistant au GRIP dans le département « armes légères et transferts d’armes ».
[1]. La coalition est composée de neuf membres : Arabie saoudite, Bahreïn, Jordanie, Qatar, Maroc, Égypte, Koweït, Soudan et Émirats arabe unis.