Tremblement de terre dans l’Église orthodoxe

14 December 2018

Les incidents récents en mer d’Azov et l’instauration de la loi martiale en Ukraine ont fait passer au second plan un autre évènement important en cette fin novembre 2018. Il s’agit de l’indépendance accordée par le Patriarche Bartholomée 1er de Constantinople à l’Église orthodoxe d’Ukraine. Cette indépendance va bien au-delà d’une simple question religieuse et a de nombreuses implications politiques dans la guerre qui oppose aujourd’hui la Russie à l’Ukraine.

Les religions en Ukraine

Les affinités religieuses des Ukrainiens se divisent majoritairement entre quatre Églises : l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kyiv, l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, l’Église orthodoxe ukrainienne autocéphale[1] et l’Église gréco-catholique ukrainienne. Les trois premières sont orthodoxes et seule l’Église orthodoxe du Patriarcat de Moscou, majoritaire en fidèle et en nombre de paroisses, était jusqu’à présent reconnue comme légitime (canonique) dans le monde orthodoxe. L’annexion de la Crimée et le conflit dans l’est de l’Ukraine ont largement rebattu les cartes, obligeant l’Église orthodoxe ukrainienne dépendant de Moscou à tenir une position d’équilibriste très inconfortable qui lui a fait perdre de nombreux fidèles[2].

Crédit photo: Kommersant/Photo Agency Rex

Historique de la relation religieuse Kyiv-Moscou

La christianisation de la région aujourd’hui composée de l’Ukraine, de la Russie et du Belarus remonte à 988 et à la conversion de Volodymir le Grand, grand prince de la Rus’ de Kyiv[3]. Cette christianisation a constitué un héritage commun à toutes les Églises orthodoxes slaves de la région. La chute de cette principauté à la suite des invasions mongoles va forcer la relocalisation de l’Église orthodoxe de Kyiv à Moscou. La chute de Constantinople en 1453 donnera par la suite naissance au mythe de la « Troisième Rome » qu’incarnerait Moscou, berceau de la foi chrétienne après Rome et Constantinople. En 1686, par une lettre synodale, le Patriarcat de Constantinople a accordé au Patriarche de Moscou autorité sur le métropolite de Kyiv suite à des pressions politiques. C’est cette lettre que le Patriarche actuel de Constantinople, Bartholomée 1er, a décidé de révoquer, accordant ainsi l’autocéphalie (indépendance) à l’Église orthodoxe du Patriarcat de Kyiv.

Le Kremlin et l’Église orthodoxe russe

Si la religion constitue une dimension significative du conflit russo-ukrainien, c’est avant tout parce que le Kremlin entretient une relation privilégiée avec l’Église orthodoxe russe. Durant l’époque soviétique, la religion avait déjà fait l’objet d’une instrumentalisation à contrecœur dans les moments les plus désespérés, notamment lors de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Après l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, et spécifiquement à partir des années 2010, la religion a pris toute sa place dans une nouvelle forme de vision du monde, le russkii mir, le « monde russe ». Cette idée, développée dans les années 1990, essaye de restaurer une forme de sphère d’influence en avançant que le monde russe va bien au-delà des frontières de la Fédération de Russie. Ce concept de « monde russe » a connu plusieurs phases, s’articulant surtout autour de la relation entre la Fédération de Russie et les minorités russophones à l’étranger ou les Russes expatriés[4]. Les révolutions de couleur, surtout la révolution orange en Ukraine en 2004-2005, vont institutionnaliser ce concept qui fera son entrée dans la déclaration de politique étrangère russe de 2008. L’influence que ces minorités peuvent exercer sur leur pays de résidence est alors reconnue comme faisant partie du soft power russe et, par conséquent, la défense des intérêts des russophones de l’étranger devient une priorité. À partir de 2013, le concept se radicalise pour s’articuler autour de l’idée d’une « civilisation russe » (une population, des valeurs, une culture et un État russes) qui s’additionne à une vision irrédentiste de récupération des territoires perdus depuis 1991.

Dans cette articulation, de nouvelles valeurs russes à déployer contre l’influence occidentale, les valeurs traditionnelles, dont la religion, sont mobilisées : protection de la famille traditionnelle, supériorité du spirituel sur le matériel, stabilité du pouvoir face à un Occident « décadent et moralement corrompu ». Pourtant, si le Kremlin considère l’Église orthodoxe russe comme un instrument du gouvernement, les dignitaires de l’Église sont beaucoup plus partagés, mettant notamment l’accent sur le nécessaire respect de son indépendance[5].

Maidan, un révélateur des divisions

Les évènements de fin 2013 en Ukraine ont mis en valeur les différences de positionnement des Églises ukrainiennes par rapport aux manifestations. L’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kyiv a immédiatement pris parti pour les manifestants en mettant à disposition le monastère Saint-Michel-au-Dôme-d'Or comme hôpital de fortune pour les blessés. Au contraire, l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou, soutien du président Ianoukovitch, s’est retrouvée dans une situation beaucoup plus compliquée, oscillant entre hostilité envers les manifestants et tentative de médiation[6]. Les hostilités dans l’Est ont accentué cette division, lorsque des popes ont proclamé leur soutien aux séparatistes ou refusé de prononcer des obsèques pour les soldats ukrainiens tombés au combat. C’est toutefois l’attitude de l’Église orthodoxe russe qui a profondément fait pencher la balance. Si le patriarche russe Cyrille a adopté une attitude assez modérée, en refusant d’assister aux cérémonies célébrant l’annexion de la Crimée et en continuant de considérer la Crimée comme appartenant à l’Église orthodoxe ukrainienne, ses déclarations trahissent toujours l’inclusion de l’Ukraine dans le « monde russe » (Sainte Russie)[7].

Ses subordonnés, tels l’évêque Tykhon[8] ou l’archiprêtre Vsevolod Chaplin, ont été plus directs en exprimant leur soutien aux « soldats de la paix russes » et à l’annexion de la Crimée, plus largement à la « mission civilisationnelle » des soldats russes en Ukraine.

Au-delà de la position de l’Église orthodoxe russe, le registre de discours de Vladimir Poutine a fait de la Crimée un territoire sacré, comparable à ce que représente Jérusalem pour les Juifs et les Musulmans, soit un territoire indissociable de la civilisation russe[9].

Conséquences de l’indépendance en Ukraine

Pour l’Ukraine, il s’agit d’un retour aux sources, là où tout avait commencé lors de la conversion de Volodymir en 988. Il s’agit également d’une consolidation d’une identité nationale indépendante de Moscou. Le président Porochenko a déclaré : « L’armée défend le territoire ukrainien. La langue [ukrainienne] protège le cœur ukrainien. L’Église protège l’âme ukrainienne. ». Plus prosaïquement, la canonisation de l’Église orthodoxe du Patriarcat de Kyiv est aussi une victoire diplomatique pour le président Porochenko, candidat à sa réélection et au plus bas dans les sondages.

À présent, l’enjeu est de savoir comment va se dérouler le processus de réunification des Églises orthodoxes ukrainiennes (Patriarcat de Kyiv, Patriarcat de Moscou et autocéphale) et la liberté qui sera laissée à chaque paroisse. Un conseil d’unification doit se tenir le 15 décembre pour élire un nouveau Patriarche, ce qui ne sera pas simple au vu certains conflits de personnalité. Le problème de la propriété des lieux saints (tels que la Laure des Grottes à Kyiv et la Laure de Potchaïv qui sont prêtées par l’État ukrainien à l’Église dépendant du patriarche de Moscou) sera également très épineux. Malgré les assurances de Porochenko qu’il n’y aurait pas de transferts forcés des lieux saints, de récentes perquisitions ont été menées par le SBU (services de sécurité d’Ukraine) au sein de la Laure des Grottes sous le motif « d’incitation à la haine religieuse », argument souvent utilisé par les autorités ukrainiennes pour faire taire les voix critiques. De même, le ministère de la Justice ukrainien a récemment remis en cause la légalité de l’accord de prêt à l’Église orthodoxe ukrainienne dépendante de Moscou de la Laure de Potchaïv[10]. Les partisans de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou voient dans cette remise en cause un prélude à un possible transferts de ces lieux saints vers le Patriarcat de Kyiv.

La réaction de Moscou

Il est difficile de comprendre en Occident l’onde de choc que représente la reconnaissance de l’indépendance de l’Église orthodoxe de Kyiv. Certains l’ont comparée à une « nouvelle chute de l’URSS ou de l’empire russe »[11]. C’est également une défaite symbolique forte pour Moscou qui a perdu son bras de fer avec Constantinople et une partie de son prestige de « Troisième Rome ». Les réactions de l’Église orthodoxe russe à l’annonce du Tomos accordé à l’Église du Patriarcat de Kyiv ont été extrêmement virulentes, allant jusqu’à rompre la communion avec Constantinople et à accuser le Phanar (siège du Patriarche de Constantinople) de schisme, ce qui pourrait représenter le plus grand divorce au sein de la chrétienté depuis la séparation des Églises d'Orient et d'Occident en 1054[12]. Vis-à-vis de l’Ukraine, le Métropolite Hilarion, directeur des relations extérieures de l’Église orthodoxe russe, a déclaré que les « schismatiques » essayeraient de s’emparer des lieux saints en Ukraine et que « les fidèles orthodoxes [suivant le Patriarcat de Moscou] défendraient ces lieux saints, donc nous pouvons nous attendre à un bain de sang ».

Le Kremlin a également réagi très vivement en déclarant vouloir défendre les intérêts des fidèles orthodoxes, faisant ainsi écho à la défense des « russophones opprimés », souvent utilisée pour justifier l’intervention dans l’Est de l’Ukraine. Plus alarmant, un appel au patriarche Bartholomée 1er a été publiée sur la page officielle des troupes Cosaques du Kouban (unités paramilitaires dont certaines ont combattu dans le Donbass)[13]. Cette lettre avertit Constantinople que l’octroi du Tomos à l’Église du Patriarcat de Kyiv constitue une ligne rouge qui ne peut être franchie. Dans une interview avec Radio Free Europe/ Radio Liberty, un chef cosaque avertit : « Nos cryptes russes sont là-bas, la Laure [des Grottes] est là-bas. Une occupation par des schismatiques est encore pire que par des bases de l’OTAN. Le peuple russe, les Orthodoxes, ne laisseront jamais une telle chose se produire. Si nous recevons l’ordre d’aller protéger les églises orthodoxes en Ukraine, nous sommes prêts »[14].

Auteur

Denis Jacqmin est chercheur au GRIP dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ».
Il a été observateur international pour les missions SMM Ukraine (2014-2015) et EUMM Georgia (2012-2013).

 

 


[1]. L’Église ukrainienne orthodoxe autocéphale date de la brève indépendance de la République populaire d’Ukraine en 1921. Non reconnue dans le monde orthodoxe, elle a survécu en partie grâce à la diaspora ukrainienne. Rétablie en 1990, elle est la plus petite des Églises orthodoxes ukrainiennes en nombre de paroisses.

[2]. Même si le nombre de ses paroisses n’est qu’en légère diminution.

[3]. La Rus de Kyiv est une principauté slave orientale qui a existé du 9e au 13e siècle, se désagrégeant ensuite sous le coup des invasions mongoles en de plus petits royaumes. Elle s’étendait de la mer Noire à la mer Baltique.

[4]. Mikhail Suslov, « Russian World » Concept: Post-Soviet Geopolitical Ideology and the Logic of « Spheres of Influence », GEOPOLITICS, 2018, vol. 23, n°2, 330–353.

[5]. Carnegie Moscow Center, President and Patriarch: What Putin Wants From the Orthodox Church, 19 décembre 2017.

[6]. Linderhof, C., The Orthodox churches and the ‘Church war’ in Ukraine, Raam op Rusland.

[7]. Le Monde, Pâques en pleine crise ukrainienne : guerre des mots entre patriarches orthodoxes, 20 avril 2014.

[8]. Considéré comme le confident de Vladimir Poutine.

[9]. Discours de Vladimir Poutine devant le Parlement fédéral, 4 décembre 2014.

[10]. Kyiv Post, Justice Ministry cancels reregistration of Pochayiv Lavra buildings, 24 novembre 2018.

[11]. UNIAN, Putin's ex-advisor comments on Russia's possible reaction to Ukraine church independence, 17 novembre 2018.

[12]. The New York Times, Russia-Ukraine Tensions Set Up the Biggest Christian Schism Since 1054, 7 octobre 2018.

[13]. КУБАНСКОЕ КАЗАЧЬЕ ВОЙСКО, Официальное обращение казаков Кубанского казачьего войска, 10 octobre 2018.

[14]. Radio Free Europe/ Radio Liberty, С нагайкой на автокефалию. Казаки готовы в Киеве защищать православие, 11 octobre 2018.