Crimes sans châtiment ou la dérangeante complaisance des démocraties européennes envers Riyad

24 October 2018

L'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi et ses circonstances abjectes révèlent subitement aux yeux de tous la nature criminelle du régime de Riyad, en particulier celle de son homme fort du moment, le prince héritier Mohamed ben Salmane, dit MBS.

(Photo: 21 mai 2013. Cinq Yéménites décapités et suspendus sur la place principale de Jizan)

Un petit grain de sable dans le « business as usual » ? Même les plus cyniques commencent à ciller, préférant renoncer à s’afficher au prochain « Davos du désert », ou du moins – on n’est jamais trop prudent – en y envoyant plutôt leurs adjoints[1]. Mais pourquoi cet assassinat ignoble prend-il subitement, aux yeux des élites occidentales, plus d'importance

  • que les milliers de morts, femmes et enfants, assassinés au Yémen par les bombardements saoudiens, avec le soutien indirects de ses alliés occidentaux ?
  • que les décapitations au sabre, les pendaisons et les exécutions publiques par centaines dans le pays, à en donner la nausée ?
  • que l'emprisonnement depuis 2014 du bloggeur Raif Badawi, condamné à 1 000 coups de fouet et dix ans de prison pour « insulte à l'islam », en réalité pour avoir créé un forum en ligne dédié au débat public ?
  • que le kidnapping du Premier ministre libanais Saad Hariri, contraint d’annoncer sa démission dans une vidéo digne des prises d’otages de sinistre mémoire ?
  • que la complaisance du régime, ne serait-ce que par sa caution idéologique, envers le terrorisme islamiste et les mouvements salafistes les plus violents ?

Voilà une liste non exhaustive d'ignominies et de comportements condamnables, dont on préférait jusqu'ici détourner la tête.

Des péripéties, des dérapages, qui ne devaient pas occulter l'image d'un MBS dit progressiste et même éclairé, qui dirigeait progressivement le Royaume sur la voie de la démocratie. La preuve n'en était-elle pas la récente autorisation donnée aux femmes de conduire des automobiles sans être accompagnées par un homme ?

Au regard des pratiques antérieures, l'assassinat d’un journaliste connu seulement de quelques spécialistes du Moyen-Orient aurait pu passer inaperçu, s'il n'avait été commis sur les terres d'un autre grand ami démocrate (et aussi bon client des armes européennes et américaines)...

C'est donc en fin stratège – on ne s’étendra pas sur ses raisons mais elles sont multiples – que le président turc Recep Tajjip Erdogan, plutôt que d'étouffer l'affaire, a glissé cette peau de banane sous les pieds des diplomaties occidentales. Piégées. Comment continuer à se taire ?

En continuant de détourner les yeux des exactions saoudiennes répétées, au nom de juteuses ventes d'armes, d’investissements financiers réciproques, d’une addiction au pétrole, les gouvernements occidentaux sont non seulement complices de ces crimes, mais ils deviennent aussi les fossoyeurs des valeurs démocratiques qui les différencient encore des régimes obscurantistes et répressifs. Alors, stop ou encore ?

Plus de 20 jours se sont passés depuis la « disparition » de Jamal Khashoggi le 2 octobre à Istanbul. Dimanche dernier pourtant, la position de Monsieur Willy Borsus se limitait encore à un questionnement : « Comme l’a fait l’Allemagne, nous devrons peut-être évoquer alors la possibilité d'une suspension des licences d'armes vers l'Arabie saoudite »[2]. Une phrase au futur de l'indicatif pour dire qu'il faut « peut-être envisager une possibilité » ne traduit pas une grande conviction et n’augure pas d'une décision à la hauteur des crimes perpétrés. Les décideurs belges espèreraient une décision européenne autre que les invitations répétées du Parlement européen à suspendre les livraisons d’armes à l’Arabie saoudite. Pour relancer les discussions, il aura fallu que l’Allemagne se montre plus courageuse que les autres (dont la France, mais en matière de ventes d’armes ce n’est guère surprenant) et fasse un premier pas. Sera-t-il suffisant pour amener l’ensemble des États membres à prendre leurs responsabilités ?

La question posée aujourd’hui à nos ministres est pourtant limpide, et sans aucun a priori partisan, car il serait trop facile de faire porter au dernier arrivé la responsabilité de 25 ans d’inaction et d’absence de courage : jusqu’à quel point les élites européennes doivent-elles se prostituer devant les psychopathes obscurantistes et criminels qui, un peu partout dans le monde, sont parvenus à se hisser aux plus hautes fonctions de l’État, que ce soit par les intrigues, les coups ou par les urnes ? Jusqu’où cautionner les crimes de ces dirigeants parce que nous avons besoin de leur pétrole, de leurs commandes en armement, ou de leurs investissements ?


Voir la version française de la résolution du Parlement européen sur l'Arabie saoudite.


Il ne s’agit pas, comme on l’a déjà entendu dans les milieux patronaux ou syndicaux, de deux éthiques qui s’affrontent, les droits humains d’un côté, le droit à l’emploi de l’autre. Lorsque des démocraties soucieuses des libertés fondamentales, chez elles mais aussi ailleurs dans le monde, sont confrontées à des régimes de cette nature, il leur faut rester inflexibles sur la défense des principes et valeurs qui forgent leur identité, et qui sont le fruit d’une histoire souvent tragique faite entre autres choses de lutte contre la tyrannie. Si ce socle se fissure, les démocraties occidentales finiront emportées par les mêmes dérives autoritaires et répressives. Car non, ce n’est pas une fatalité réservée aux Arabes, aux Africains ou aux Latinos ; il suffit de lever les yeux pour voir poindre des avatars de Mussolini à quelques pas de chez nous.

En ce qui concerne les relations entre l’armement wallon et l’Arabie saoudite, les autorités wallonnes n’ont pas non plus l’excuse de l’effet de surprise. De nombreuses interviews et analyses du GRIP, produites il y a parfois 25 ans, pourraient être répétées aujourd’hui sans en modifier une virgule. Vingt-cinq ans à formuler la même mise en garde : la dépendance excessive des entreprises wallonnes d’armement à l’égard d’un régime tel que l’Arabie saoudite – entre 20 et 60% des exportations la plupart des années – est, non seulement inacceptable d’un point de vue éthique, mais est aussi une bombe à retardement d’un point de vue socio-économique.

Le message adressé récemment aux entreprises du secteur de l’armement par le Ministre-Président Willy Borsus, les encourageant à diversifier leurs activités pour être moins dépendantes des marchés problématiques, est évidemment un pas dans la bonne direction. C’est son rôle de régulateur de l’activité économique, c’est aussi sa responsabilité d’actionnaire dans plusieurs entreprises du secteur. Toutefois, sans une véritable politique de diversification portée par une volonté gouvernementale dépourvue d’ambiguïtés, cette invitation a toutes les chances de rester lettre morte.

Enfin, il ne faut pas oublier que, quand bien même une décision un tant soit peu courageuse serait prise dans les prochaines heures ou jours à propos de l’Arabie saoudite, la question des ventes d’armes wallonnes ne sera pas épuisée pour autant. D’autres destinations interpellent régulièrement au regard d’une interprétation rigoureuse des critères de la Position commune de l’UE sur les exportations d’armes.

L’Union européenne doit se construire aussi dans le domaine de la défense et de la sécurité collective. C’est un chemin semé d’embûches, de risques, de dérives possibles – la mise en œuvre du Fonds européen de défense[3] en est l’illustration. Mais c’est la direction à emprunter, car la voie du fédéralisme européen est sans doute la meilleure manière de préserver la paix et de faire barrage aux nationalismes et aux extrémismes porteurs de haines, de stigmatisation et de violence. Le contrôle des exportations d’armes et le contrôle des orientations stratégiques des groupes européens de production d’armes, ceux-ci étant, par la nature même de leurs productions, de facto des entreprises publiques, devra donc nécessairement, à un moment ou l’autre du processus, revenir à une autorité européenne de régulation.

À défaut de celle-ci, les mécanismes actuels pour définir une position commune se limitent à des consultations entre États membres, en Conseils des ministres ou au sein du groupe COARM, sans possibilité de contrainte et encore moins de sanction. Les décideurs belges et européens ont par conséquent incontestablement raison de marteler que c’est au niveau européen que doit être prise une décision de suspension ou d’embargo si on la veut efficace. La solution la plus constructive n’est cependant pas de se retrancher systématiquement derrière plus grands que soi en attendant qu’ils fassent le premier pas. La Belgique peut donner une impulsion, être l’aiguillon, le caillou dans la chaussure des « grands » pour leur rappeler que le projet européen, dont elle fut jadis un élément moteur, c’est autre chose que le spectacle pitoyable auquel nous assistons aujourd’hui.

L’auteur

Luc Mampaey est le directeur du GRIP. Docteur en sciences économiques, ingénieur commercial et titulaire d’une maîtrise en gestion de l’environnement, il est également maitre de conférence à l’Université Libre de Bruxelles.

 


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