Le LBD 40 : une arme au cœur de la crise des Gilets jaunes en France

16 Septembre 2019

Avec le mouvement des Gilets jaunes, la question des violences policières en France s’est imposée dans l’actualité médiatique. En effet, depuis le mois de novembre 2018 et le début d’un mouvement de protestation sans précédent, près de 2 200 manifestants (ou non) ont été blessés par les troupes de maintien de l’ordre[1]. Un type d’arme en particulier est tenu pour responsable de certaines des blessures les plus graves. Il s’agit des lanceurs de balles de défense (LBD) qui équipent certaines unités de la police et de la gendarmerie. Ces armes à létalité réduite équipent notamment les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les Brigades anticriminelles (BAC) de la Police nationale déployées notamment dans le cadre des manifestations.

Crédit photo : policier français en 2006 (source Nerban Del Burn)

Les LBD 40[2] sont accusés de causer des blessures graves, particulièrement au visage (un œil perdu par plus d’une dizaine de manifestants entre novembre 2018 et février 2019) et à la main. Ses détracteurs affirment que le LBD 40 n’a rien à faire dans le cadre du maintien de l’ordre, car il est inadapté à la situation. Ses défenseurs affirment au contraire qu’il est indispensable, surtout lorsque la police doit répondre aux violences dont elle est la cible lors de certaines manifestations. Les LBD 40 seraient une option évitant de devoir recourir à des armes plus dangereuses encore.

Une arme trop précise ?

Le producteur suisse de cet équipement, B&T, nie toute responsabilité dans les blessures graves causées et met implicitement la faute sur le ministère de l’Intérieur français. Il reproche à ce dernier d’équiper les LBD 40 de munitions qui seraient moins précises que les siennes[3]. Ce ne serait donc pas l’arme en elle-même qui causerait les dégâts, mais ses munitions.

Cette version est contredite par le ministère de l’Intérieur, selon lequel le choix s’est porté sur les balles d’Alsetex plutôt que celles de B&T précisément en raison de la plus grande dangerosité de ces dernières dans le cadre des missions de maintien de l’ordre[4]. Cependant, les tirs de LBD 40, ainsi que d’autres violences policières, ont blessé plusieurs centaines de personnes depuis novembre 2018, comme le montre le journaliste David Dufresne dans la compilation « Allô @Place Beauvau[5]. »

Figure 1. Bilan des violences policières recensées par Allô @Place_Beauvau

Source : David Dufresne, 2019.

Les avis divergent quant à la dangerosité du LBD 40. D’un côté, les autorités françaises et l’armurier B&T affirment que l’arme n’est pas dangereuse en elle-même. Toutefois, B&T précise que cette affirmation vaut uniquement dans le cas où les balles de sa propre fabrication sont utilisées, citant des tests effectués par la police bernoise. Ces tests montrent, selon B&T, que leurs LBD, associés avec leurs balles, sont sans danger pour les personnes visées[6]. Par conséquent, la position de B&T insinue que les forces de l’ordre françaises blessent délibérément les manifestants.

Si l’on peut sourciller face à un argument visant à dire que ce n’est pas l’outil qui sert à propulser un projectile qui blesse, mais uniquement le projectile, B&T a le mérite de renvoyer les utilisateurs de l’arme à leurs responsabilités.

Un usage suspect ?

Le collectif Désarmons-les ainsi que le défenseur des droits Jacques Toubon plaident pour une interdiction du LBD parmi les forces de l’ordre. Selon les décomptes du journaliste David Dufresne, la majorité des blessures graves du côté des manifestants sont imputables aux tirs de LBD. En mettant l’accent sur l’arme, on occulte cependant le fait qu’elle est utilisée par divers corps des forces de l’ordre dont le niveau de formation est variable. Plusieurs sources policières rapportent en effet dans les médias que les problèmes viennent avant tout de troupes qui ne sont pas suffisamment formées pour des missions de maintien de l’ordre[7]. Les brigades anticriminelles sont particulièrement visées par ces accusations. En effet, de nombreux des tirs de LBD ayant entraîné des blessures graves auraient pour origine une arme aux mains de ces brigades.

Le 28 avril 2019, le collectif des Mutilés pour l’exemple, qui est composé de personnes blessées par l’utilisation notamment de LBD par les forces de l’ordre, a été créé pour réclamer l’interdiction du LBD 40 et d’autres armes de guerre utilisées par les forces de l’ordre. Dénonçant, « l’ultra violence de la répression »[8], ce collectif a notamment appelé à manifester à Paris le 26 mai pour se faire entendre par les autorités.

En dépit d’appels de plus en plus insistants à ne pas équiper les forces de l’ordre avec ces armes, les autorités françaises restent sur leur position et considèrent que les LBD 40 ne contreviennent pas aux règlementations en place. De plus, selon le Conseil d’État, la loi concernant leur utilisation est assez claire et il a par conséquent rejeté la demande de saisine du Conseil constitutionnel qui lui a été adressée par la Ligue des droits humains afin de trancher sur la question de la légalité de ce type d’armes[9]. De son côté, le gouvernement français ne compte pas faire machine arrière alors qu’il a lancé un appel d’offres le 23 décembre 2018 afin d’acquérir 1 280 LBD 40 supplémentaires[10].

Selon des sources policières[11], si la formation initiale est suffisante pour apprendre la manipulation et l’utilisation d’un LBD, la formation continue est insuffisante. En effet, la seule obligation consiste en des cours de mise à niveau tous les trois ans. Si cette mesure pouvait paraître suffisante aux yeux de l’opinion publique avant le mouvement des Gilets jaunes, une utilisation massive du LBD 40 par une partie des forces de l’ordre depuis le mois de novembre 2018 a rendu ces armes particulièrement impopulaires auprès de la population.

Une solution consisterait peut-être à équiper de LBD 40 uniquement les forces les mieux entraînées aux missions de maintien de l’ordre. Cette option ne saurait cependant pas faire l’impasse sur une révision en profondeur des doctrines encadrant l’usage des d’armes ayant mutilé des personnes ayant simplement exercé leur droit de manifester ou qui, pour certaines, se trouvaient simplement au mauvais endroit au mauvais moment. En effet, plusieurs des personnes ciblées n’avaient rien à voir avec les manifestations.

Une communication gouvernementale adaptée ?

Le ministère l’Intérieur ne remet aucunement en question l’utilisation des LBD 40 lors des manifestations des Gilets jaunes. Il se contente d’affirmer que chaque cas d’utilisation du LBD 40 est passé en revue et que des mesures sont prises en cas d’utilisation abusive avérée. Toutefois, le fait que l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) n’ait trouvé aucun cas d’abus de la police, et ce malgré des centaines de témoignages en ce sens et près de 250 enquêtes ouvertes, pose la question du fonctionnement de cette institution et in fine de son impartialité. Le ministère de l’Intérieur se retrouve donc à blanchir le ministère de l’Intérieur. La belle affaire pour un gouvernement, particulièrement le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, ayant fait du durcissement de la réponse politique la clé de voûte de sa réponse au mouvement des Gilets jaunes.

La France a pourtant été vivement critiquée pour ses méthodes d’encadrement des manifestations par le Conseil de l’Europe, qui recommande à la France de « suspendre l’usage du LBD »[12] par l’intermédiaire d’un rapport publié par sa Commissaire aux droits humains. De plus, la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits humains a réclamé le 6 mars 2019 une « enquête approfondie »[13] sur les violences policières commises lors de la répression des manifestants.

Pourtant, le président français Emmanuel Macron a fait comprendre dès le lendemain de ces déclarations qu’il juge les mesures que son gouvernement a prises suffisantes et accuse de manière à peine voilée les manifestants hebdomadaires d’être des casseurs[14], justifiant selon lui les actions policières. Pour Macron, les efforts consentis, notamment l’utilisation de caméras embarquées par les policiers équipés de LBD, sont largement suffisants pour éviter les abus des forces de l’ordre dans les manifestations. À partir du rassemblement du 16 mars 2019, nettement moins de blessures par LBD ont été constatées, mais les manifestations ont tendance à se radicaliser, avec la présence de casseurs, que la plupart des Gilets jaunes ne considèrent pas comme faisant partie de leur mouvement, mais qui leur sont associés par le gouvernement.

La communication officielle du gouvernement encourage implicitement le durcissement du comportement des forces de l’ordre. Non seulement Macron et son cabinet justifient le comportement des forces de l’ordre, mais Castaner est allé jusqu’à décorer des policiers « impliqués dans des enquêtes concernant des violences policières »[15].

La nette réduction du nombre de blessures par LBD récemment constatée ne s’explique ainsi peut-être pas tant par une plus grande retenue des forces de l’ordre que par l’essoufflement des manifestations. En effet, alors que près de 280 000 manifestants se sont mobilisés dans toute la France au début du mouvement le 17 novembre 2018, il n’en restait que 32 000 le 16 mars 2019 et 9 500 le 1er juin 2019, selon les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur.

« La police la plus brutale d’Europe[16] » ?

La position du gouvernement pose d’importantes questions. Elle peut être interprétée comme étant constitutive d’un blanc-seing donné aux forces de l’ordre pour réprimer des manifestants. Cette interprétation donne lieu à un précédent qui peut s’avérer dangereux en cas de nouvelles manifestations. La communication du pouvoir et l’apparente complaisance des mécanismes de contrôle de l’action policière participent d’une situation où on laisse les forces de l’ordre décider de leur propre chef des conditions acceptables de tir et des cibles légitimes sans qu’elles aient à craindre de conséquences sérieuses en cas de décision abusive. En France, les mécanismes permettant de ne pas entraver les forces de l’ordre dans leur action légitime tout en sanctionnant les abus restent à inventer.

Le LBD 40 fait intégralement partie du problème ne serait-ce que parce que la présence d’une arme à létalité dans l’arsenal déployé pour maintenir l’ordre rend son usage plus systématique (un phénomène déjà observé pour les Taser). L’arme n’est cependant qu’un volet du problème profond touchant à la gestion par l’appareil de sécurité hexagonal des foules et de ses éventuelles composantes violentes. Les forces de maintien de l’ordre françaises ont moins tendance à chercher la désescalade avec leurs vis-à-vis que leurs homologues d’autres pays démocratiques (l’Allemagne, par exemple). Au contraire, on doit relever des modes opératoires propices aux affrontements lors de manifestations. En France, la dispersion ou l’arrestation d’une poignée d’individus violents est une priorité qui l’emporte sur la gestion d’une vaste majorité de citoyens pacifiques, le respect de leurs droits et de leur intégrité physique.

La pérennisation de ce mode opératoire est une responsabilité qui incombe aux hommes et aux femmes politiques, particulièrement à ceux qui exercent le pouvoir. Ces derniers participent donc à la violence exercée contre la population. Ils ont contribué à créer un climat propice aux abus en s’abstenant de condamner les dérives et en refusant d’implanter les mécanismes permettant de les constater, de les punir et de les prévenir. Ils ont aussi omis tout appel à la mesure pour au contraire tenir des discours qui entretiennent à dessein la confusion entre protestations et troubles de l’ordre public.

Le LBD 40 et l’usage qui en est fait, des mécanismes administratifs défaillants, des doctrines de maintien de l’ordre facteurs de crispations et une communication gouvernementale plus politicienne que politique ont valu à la police française une réputation internationale peu enviable. Le spectacle des violences saisies par les caméras de smartphones, les séquelles spectaculaires sur les visages et les corps des multiples citoyens anonymes aux vies soudainement bouleversées, l’impunité systémique qui caractérise le traitement des violences policières en France sont autant d’éléments qui nourrissent une perte de confiance d’une partie de la société envers ceux qui sont supposés garantir leur sécurité.

Un changement culturel improbable à court terme

Le remède à la situation révélée, malgré eux, par les Gilets jaunes passe par une approche plus précautionneuse du maintien de l’ordre impliquant un changement de mentalité au sein de l’appareil sécuritaire. Une révision des doctrines, une meilleure formation du personnel faisant usage des armes à létalité réduite, des échanges plus fréquents avec les autres polices européennes s’imposent afin de limiter les violences dans les manifestations.

Cette refonte en profondeur du dispositif policier nécessiterait un changement culturel porté durablement par le ministère de l’Intérieur, le gouvernement et, en réalité, par la classe politique hexagonale dans son ensemble. Malheureusement, sauf à penser qu’un pyromane est un acteur crédible dans la lutte contre le feu qu’il alimente, on doit douter qu’un gouvernement ayant sciemment opté pour le durcissement de sa réponse au mouvement des Gilets jaunes ait simplement l’intention d’initier les profondes réformes qui rapprocherait la République française des pratiques plus progressives et mesurées en vigueur dans plusieurs autres démocraties européennes.

Plus généralement, une rhétorique en vogue depuis plusieurs années fait de la surenchère sécuritaire un moteur essentiel des joutes électorales. Dans une ère médiatique parfois qualifiée de post-vérité, la radicalisation, l’outrance et une forme de spectacle dont on aurait tort de croire qu’ils ne sont qu’américains ou britanniques ou réservés à quelques personnages colorés façonnent les postures et les ordres du jour politiques. Dans cet environnement, les appels à la mesure sont ceux qui peinent le plus à se faire entendre. D’ailleurs, un des éléments les plus troublants de la crise des Gilets jaunes réside peut-être aussi dans le seuil d’acceptabilité de la société française face à des violences répressives qu’on pensait confinées à d’autres États ou à d’autres temps.

Auteur

Stagiaire assistant de recherche au GRIP dans la section armement/désarmement, Alexandre Munier a étudié les relations internationales à l’Université de Genève et à l’ULB (Bruxelles).

 


[2]. Fabriquées par l’armurier suisse Brügger&Thomet (B&T), les LBD 40 remplacent depuis 2016 les « Flash-balls » du fabricant français Verney-Carron et sont considérés comme « matériel de guerre » par les autorités suisses.

[3]. Communiqué de B&T traduit en français par Wikistrike.

[5]. David Dufresne, « Allô Place Beauvau ? », davduf.net, 28 février 2019.

[6]. B&T avance un éparpillement d’une dizaine de centimètres à une distance de 50 mètres.

[16] Martiba Maiester, « ‘Brutalste in ganz Europa’ – Die Gründe für Frankreichs Polizeigewalt », Die Welt, 9 juillet 2019.